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Non-seulement des mots qui expriment des idées tout à fait analogues, comme malheur et douleur^ ne sauraient rimer ensemble, mais les mots qui expriment deux idées exactement oppo- sées l’une à l’autre, comme bonheur et malheur, chrétien eipaïe7i, ne peuvent pas non plus rimer ensemble, car la première condition de la rime (pour ne pas endormir!) est d’éveiller la surprise, et rien n’est si près de l’idée d’une chose que ridée de son contraire. Quand on pense à un objet blanc, on peut être surpris par l’idée d’un objet écarlate, mais non pas par l’idée d’un objet noir. — C’est pour la même raison que vous évi- terez plus que la peste les accouplements de rimes avilies par leur banalité, tels que gloire et vie- toire, lauriers et guerriers, etc. Rien que d’y son- ger pour les proscrire, je sens les nausées du dégoût, et pourtant cette règle si essentielle n’est pas sans exception. Un grand poète, un homme de génie peut quelquefois, à force d’habileté, grâce à la façon ingénieuse et magnifique dont il les relie entre elles, ressusciter, réhabiliter, ra- mener à la lumière et remettre en estime près des honnêtes gens ces rimes usées, déshonorées, traînées dans la boue. Mais c’est le cas de ne pas suivre son exemple, car de ce qu’Encelade sou- lève une montagne, il ne s’ensuit pas que vous