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nent le monde ; La Fontaine savait bien qu’il y a, savait bien qu’il possédait lui-même une arme plus puissante que celles-là ; mais si naïf qu’on ait voulu faire le bonhomme, il eût été par trop naïf de dire cruement son arrière-pensée. Pour juger son cœur, il faut relire encore la fable des Deux Amis et l’épilogue des Deux Pigeons, ce morceau inouï de grâce et de tendresse, qui remplit nos yeux de larmes si douces, cet élan où l’enthousiasme de l’amour arrive à la grandeur d’un culte. Mais, quoi ! il faut relire au hasard ; il n’est pas une fable de La Fontaine qui ne vous donne le sentiment de la présence d’un ami. Certes le fabuliste a trop connu les hommes pour les estimer beaucoup, ou du moins pour les croire conformes au faux idéal que perpétue inexorablement l’hypocrisie humaine ; mais il les plaint, mais il les aime, mais il est indulgent à tous les entraînements et à toutes les faiblesses. Il louait, et avec quelle délicatesse ! le Livre des Maximes, ce canal dont la Beauté nous attire et nous force à regarder notre image. Dans ses Fables aussi, dans ce grand fleuVe enchanté, notre image nous apparaît, mais non pas enlaidie et forcée, comme par le cruel moraliste. Comme ceux de La Rochefoucauld, les acteurs de sa comédie sont gloutons, peureux, avides, égoïstes, mais avec gaieté,