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dont les sujets sont empruntés à l’histoire romaine, grecque et asiatique, peuvent être des tragédies religieuses pour des chrétiens. L’objection est inévitable et se dresse d’elle-même devant moi ; mais il est facile d’y répondre. Avec la profonde intuition du grand poëte, Corneille dégagea l’idée fondamentale du christianisme, qui est le sacrifice, l’immolation de l’individu au devoir et à un idéal supérieur à ses intérêts terrestres ; et de cette idée, de plus en plus raffinée et sublimée, il fit le sujet de toutes ses pièces. Le Cid, c’est l’immolation de l’amour au sentiment filial ; Horace, c’est l’immolation de la famille à la patrie ; Cinna, c’est l’immolation du ressentiment humain à la clémence quasi-divine ; Polyeucte, c’est l’immolation et le sacrifice de tout amour terrestre à l’amour divin. La Tragédie de Corneille fut donc toujours religieuse, comme celle des Grecs ; mais tandis que, chez les Grecs, elle l’était par l’assentiment unanime de tout un peuple et par la volonté du législateur, elle le fut chez Corneille par l’initiative et par l’instinct seul du poëte, ne trouvant d’aide et de ressource qu’en lui-même pour transporter dans le monde moderne, avec les qualités traditionnelles qui pouvaient le rendre durable, un poëme que les anciens seuls avaient possédé et connu.