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MES SOUVENIRS. B1

qui tutoient l’ouragan et baignent leur front dans les étoiles, voulait absolument que le jeune maître lui expliquât ce que c’est que l’inspiration. — « L’Inspiration, dit sèchement le poète, c’est de travailler tous les jours ! » Par son amour de la clarté, de la netteté, de la phrase bien attachée et logique, Baudelaire appartenait à la bonne et vieille tradition française, ce qui ne l’empêchait pas d’être aussi un romantique, car, ainsi qu’il l’a excellemment défini lui-même, le Romantisme, c’est l'expression la plus récente de la Beauté. Ce n’était pas sa faute si parfois les interlocuteurs, pris d’une curiosité malsaine, s'amusaient à enfoncer trop d’épingles dans sa chair saignante. Le poète, qui n’avait jamais rien sollicité ou accepté pour lui-même, était allé une fois au ministère, où, très bien accueilli, comme c’était son droit, il obtint sans difficulté un secours d’argent pour un de nos confrères malheureux. Comme il voulait se retirer, le haut fonctionnaire à qui il s’était adressé le retenait toujours, voulant évidemment lui demander quelque chose et n’osant pas, si bien qu’enfin Baudelaire eut pitié de lui, et l’encouragea à parler.

— « Eh bien ! dit alors l’homme de bureau, je voudrais savoir pourquoi avec votre magnifique talent, avec ce don que vous avez de créer l’harmonie et de susciter la plus puissante illusion, vous choisissez des sujets si...

— Si quoi ? demanda froidement Baudelaire.

— Mais, reprit le fonctionnaire, si atroces ! » Et se reprenant aussitôt : « Je veux dire : si... peu aimables.

— Monsieur, dit le poète d’une voix aiguisée et coupante comme le tranchant d’un glaive, C'EST POUR ÉTONNER LES SOTS ! »

Si Baudelaire a étonné les sots, il a étonné bien