Page:Banville - Mes souvenirs, 1882.djvu/94

Cette page n’a pas encore été corrigée

84 . MES SOUVENIRS.

trois fortunes, prodigalité infiniment sage pour un artiste qui veut peindre la vie d’après ses réelles impressions, et non par ouï-dire ! Il y avait gagné cela de savoir l’exacte valeur de tout ce qui se vend et s’achète, de n’envier jamais rien, d’aimer d’autant plus les choses supérieures et idéales, et de garder au milieu des traverses les plus inattendues l’ineffable sérénité de celui qui a possédé tout.

Sa toilette comme ses mœurs furent toujours d’un parfait dandy. Mais le grand lyrique ému qui devait écrire Le Vin des Chiffonniers et Le Vin de l’Assassin, comme Le Cygne, L’Aube spirituelle et L’Invitation au Voyage, s’était cru le droit de se mêler à toutes les vies parisiennes, et il avait pu le faire sans risquer de souiller jamais son esprit invinciblement épris du beau, ni sa pensée essentiellement chaste.

D’ailleurs, à ce moment où Baudelaire brillait dans l’éclat de sa fière et insoucieuse jeunesse, les mœurs des artistes, encore très particulières, étaient fort différentes de ce qu’elles sont, aujourd’hui. Dans l’île Saint-Louis, dont ils s’étaient emparés sans rien dire, parce qu’elle n’appartenait à personne, il n’était pas rare de voir les Moine, les Feuchères, tous les Cellini d’une nouvelle Renaissance, aller l’un chez l’autre sans prendre la peine de quitter le costume d’atelier. Sans offenser les yeux d’une foule absente, ils pouvaient flâner en négligé sur le quai Bourbon et sur le quai d’Anjou, si parfaitement déserts que c’était une joie d’y regarder couler l’eau et d’y boire le soleil, et que les amants de Molière, Valère et Marianne ou Eraste et Lucile, auraient pu y jouer leur scène d’amour, comme dans un décor vide.

Or, un jour, précisément, Baudelaire vêtu à son ordinaire comme un seigneur, mais tête nue, coiffé uniquement de sa noire chevelure, et ayant remplacé son habit par une blouse, humait le soleil d’été sur