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MES SOUVENIRS. 83 il trouva le moyen de me faire dire ce qu’il fallait pour sembler très supérieur à ce que je suis en effet. Car ce magicien savait vous prêter sa force, exciter toutes vos facultés de façon à leur communiquer un affinement exquis et subtil. On a dit que les femmes, les rois et les voleurs ont le privilège d’être partout chez eux ; par un don plus admirable encore, le poète possédait cette mer- veilleuse qualité d’être partout à sa place, et de ne paraître nulle part étonné ou dépaysé ; il pouvait quitter soudainement le salon d’un grand seigneur pour la table d’un cabaret, et ici et là se trouver éga- lement à son aise, toujours protégé par l’armure de son irréprochable politesse. Il fréquenta en effet les cabarets, et surtout ceux où flânent les cochers et les palefreniers, lorsqu’il traduisait son cher Edgar Poe. Car il savait l’anglais à fond, et c’était pour moi une volupté délicate de lui entendre par exemple réciter Le Corbeau de sa voix ferme, pure et musicale ; mais il trouva alors qu’il ne savait pas assez l’anglais du peuple, et il l’étudia chez ces hôtes de la rue de Rivoli, aux petites tables où on boit du sherry ou de l’ale, et où il trouva moyen d’apprivoiser les jockeys, de même que les autres hommes. Il savait faire obéir la vie et les êtres, comme les dompteurs à l’œil bleu savent faire obéir les lions ; mais il avait assez voyagé et payé pour cela, ayant vu les mers, les continents et les étoiles, et de très bonne heure ayant acquis un profond et absolu mépris de l’argent. Je l’ai connu très riche, et relativement pauvre, et je l’ai toujours vu, dans l’une et l’autre situation, aussi détaché des choses matérielles, et supérieur au caprice des circonstances. Pauvre au pied de la lettre, il ne le fut jamais, puisqu’en mourant il laissa encore cinquante mille francs nets et liquides , mais il est très vrai qu’à l’âge de vingt-cinq ans il avait dépensé