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82 MES SOUVENIRS.

pour la première fois, il n’y avait pas de lexiques, ni de cabinet de travail, ni de table avec ce qu’il faut pour écrire, pas plus qu’il n’y avait de buffets et de salle à manger, ni rien qui rappelât le décor à compartiment des appartements bourgeois ; car dans les murailles du vieil hôtel, profondes comme celles d’un château féodal, il avait été facile de percer des placards assez profonds pour y cacher les verreries et les vaisselles. Pourtant celles dont se servait Baudelaire étaient curieuses et fort belles à voir ; mais il eût trouvé inique de leur abandonner une de ses chambres, qu’il désirait garder toutes pour lui seul. Il m’invita à déjeuner : et tout de suite, comme par enchantement, le couvert se trouva dressé et une chère succulente fut servie par les soins d’un valet silencieux.

Baudelaire était partout et en toute occasion un incomparable charmeur, sachant amuser les femmes, les toucher par son respect, en même temps qu’il tenait leur esprit en éveil par des idées des plus étrangement féminines, et sachant aussi ravir les hommes par ses hardiesses de pensée, dues au mépris de toute convention et à une absolue sincérité. Mais chez lui surtout, il avait cette grâce particulière que les princes ont souvent possédée jadis, et dont le secret est un peu perdu.

Dire qu’il savait vous mettre à votre aise, rendrait bien imparfaitement ma pensée : son geste, son regard, sa manière d’être exprimaient clairement que, pareil à un seigneur prodigue, il vous donnait sa maison, et qu’il eût souri de contentement s’il vous avait plu de prendre les joyaux et les objets précieux et de les jeter par la fenêtre. Pendant la nuit que nous avions passée à nous promener, Baudelaire m’avait enivré de sa causerie plus variée et diverse qu’une belle étoffe d’Asie déroulée sans fin ; mais à ce repas, c’est moi qu’il voulut entendre causer, et