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Ml- S SOUVENIRS.

la diversité ; mais on comprendra que ces allées et venues devaient jeter un trouble dans l’esprit de la belle fille noire.

Aussi ne tarissait-elle pas sur ce sujet ; mais elle avait tout à fait négligé de nous rien dire sur la position sociale et sur l’âge de monsieur Baudelaire ; c’est pourquoi, d’après ses fantasques récits, je me le figurais comme un vieillard d’au moins soixante-dix ans, à coup sûr vêtu d’une douillette de soie puce, blanc, rasé, ironique, prenant du tabac d’Espagne dans une tabatière d’or, et ayant vécu en plein dix-huitième siècle. Or. parmi un tiède et charmant soir d’été, plein de joie, de parfums, de brises amies, où il faisait bon respirer et se sentir vivre, je me promenais au Luxembourg avec Privat d’Anglemont qui. me montrant à deux pas de nous un jeune homme de vingt ans, beau comme un dieu, me dit d’un ton gai, comme heureux de rencontrer un camarade :

— « Tiens, voilà Baudelaire !

— Quoi ! fis-je, est-ce donc un parent de ce monsieur Baudelaire dont la belle Jeanne parle si souvent ?

— Mais, dit Privat en éclatant de rire, c’est lui-même ! »

Et sans filer la scène, comme n’eut pas manqué de le faire un personnage de monsieur Scribe, il nous présenta tout de suite l’un à l’autre. Jamais choc ne fut plus vif, plus absolu, plus spontané. De cet instant, de cette seconde, avant d’avoir échangé une parole, nous étions amis comme nous devions l’être pendant la vie et par delà la mort. Nous ne faisions pas connaissance ; il ne serait même pas exact de dire que nous nous retrouvions ; nous reprenions une conversation commencée, (où ? dans quelles étoiles ?) conversation sans tirades, sans périodes, vraiment parisienne, où parfois un seul mot, un geste ébauché, un clin d’œil contenait des tas de faits, de pensées,