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démarche de reine, pleine d’une grâce farouche, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial. Le hasard fit que l’ayant plusieurs fois rencontrée chez des amies à elle, je la connus avant d’avoir vu jamais le poète qui devait plus tard l’immortaliser, et qui lui-même était tout à fait inconnu. Coiffée, comme je la vois encore, d’un petit bonnet de velours qui lui seyait à ravir, et vêtue d’une robe faite d’une épaisse laine d’un bleu foncé et ornée d’un galon d’or, elle nous parlait longuement de monsieur Baudelaire, de ses beaux meubles, de ses collections, de ses litanies ; et de vrai, combien devait paraître maniaque à cette belle ignorante un homme possédé par l’amour absolu de la perfection, qui mettait le même soin à toute chose, et qui s’appliquait à polir ses ongles aussi minutieusement qu’à achever un sonnet ! Ajoutez que parfois ce contemplateur faisait, asseoir Jeanne devant lui dans un grand fauteuil ; il la regardait avec amour et l’admirait longuement, ou lui disait des vers écrits dans une langue qu’elle ne savait pas. Certes, c’est là peut-être le meilleur moyen de causer avec une femme, dont les paroles détonneraient sans doute dans l’enivrante symphonie que chante sa beauté ; mais il est naturel aussi que la femme n’en convienne pas, et s’étonne d’être adorée au même titre qu’une belle chatte. De plus. Baudelaire, extrêmement riche alors, et qui par goût habitait un appartement très petit, avait adopté la coutume de faire emporter ses meubles, lorsqu’il en trouvait chez les marchands d’autres plus beaux, par lesquels il les remplaçait, de telle façon que ses portiers ne manifestaient aucune surprise, lorsqu’ils voyaient l’escalier encombré de commissionnaires occupés à exécuter ce déménagement et cet emménagement perpétuel. Rien de plus naturel assurément, chez un artiste, que cet appétit du beau et de