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MES SOUVENIRS.

lasses d’absorber des nourritures, Privât leur donnait la volée tout de suite, mais non sans les avoir invitées à déjeuner pour le lendemain, au même Bœuf enrage, ainsi que celles de leurs amies qui voudraient venir ! Mais il ne les quittait pas sans leur avoir distribué de nombreuses monnaies, qui tom- baient de sa main dans les leurs, comme les flots susurrants et diamantés d’un interminable ruisseau d’argent.

Le lendemain, une fois le déjeuner fini et le cabaretier payé royalement, nous nous acheminions, avec tout l’étrange troupeau, jusqu’à un café-jardin ouvert sur le boulevard Montparnasse, et tenu par la veuve d’un mameluck de Napoléon, dont le fils, devenu maintenant un compositeur applaudi, était un enfant brun et cuivré comme un petit More, avec de beaux et sombres yeux de diamant noir.

Là, parmi les fleurs, si c’était l’été, et même l’hi- ver, sous les arbres blancs de givre, après avoir bu le café et la liqueur si on en voulait, on jouait, on courait, on faisait des parties de tonneau, on fumait des cigarettes, et lorsque enfin l’heure de se quitter était venue, Privât disait aux fillettes de tendre leurs cottes où leurs tabliers, il y jetait ce qui lui restait des petites pièces d’or. Ainsi il était allégé, délivré, libre de rentrer dans sa chère misère, qui lui permettait d’étudier et de voir, non en spectateur ébloui, mais en acteur, les repaires, les antres parisiens, et les bouges plus affamés et désolés que le radeau de la Méduse. Mais comme ce sont les pauvres filles qui deviennent riches, et comme à un moment donné toutes les petites invitées de Privât avaient plus ou moins fait fortune et s’étaient répandues dans la vie, il se trouva qu’il connaissait personnellement à peu près toutes les femmes qui existaient sur la terre.