Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/41

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lion du moment, et comme sa liaison était le plus grand succès parisien depuis La Dame aux Camélias, tout le monde louait à l’envi Henriette de Lysle, celui-ci décrivant ses pieds comme un statuaire, celui-là racontant sa voix de brise et de lyre, cet autre arrangeant en poëme de prose parlée le poëme de ses ajustements et de sa parure.

On était dans une telle veine de phrases heureuses que chaque convive enivrait tous les autres ; on se serait cru dans ces féeries où les lèvres laissent tomber des pierres précieuses ; seulement on voyait la bouche de Nestor R… se plisser de ce sourire fin qui court sur ses lèvres au moment où il va lancer un de ces traits qui restent vingt ans dans la blessure, et on en avait peur.

En effet, il prit son air bonhomme et fit des ronds sur le sable avec sa canne, et, comme on célébrait avec plus d’enthousiasme encore Henriette belle, Henriette majestueuse et pleine de grâce, Nestor R… baissa les yeux et demanda comme négligemment :

— « Quel âge a-t-elle ? »

À ce mot, il sembla que tout le monde s’éveillait ; il se fit un affreux silence.

Pierre Buisson crut sentir qu’on lui mordait le cœur ; il devint pale comme un linge, un nuage de sang passa devant ses yeux. Il s’évanouit, et fut heureusement secouru par le docteur L… qui se trouvait là ; puis, revenu à lui, il se sauva, à pied et comme un fou, sur la route de Paris.

À présent, il songeait, il comprenait tout, une lumière terrible s’était faite en lui. Il embrassait d’un coup d’œil idéal toute la beauté d’Henriette, et recommençait à se poser à lui-même l’implacable question : « Quel âge a-t-elle ? » La vie de la femme est comme une perpétuelle