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lire causé par l’ivresse du vin, je n’ai aussi absolument oublié des circonstances insignifiantes de ma vie que je n’oubliai ce jour-là tout ce qui a pu se passer depuis le moment où je contemplai, fou d’amour, éperdu de douleur, ces trois tableaux dans la galerie de M. Silveira. Comment j’en sortis, comment je quittait mon ami, comment je revins à Paris, c’est ce qu’il me serait impossible de dire, quand même on me donnerait trois éternités pour me le rappeler ; car les heures passées devant ces figures suaves ne m’apparaissent plus que comme une sensation poignante, mortelle, infinie, dans laquelle l’idée de temps et de durée n’entre pour rien. Il me serait même bien difficile de déterminer le temps qui s’écoula entre ce moment unique dans ma vie et celui où Vanvedelle, m’ayant un jour mandé par une lettre pressante, me raconta enfin, tout en déjeunant, l’histoire du pauvre Margueritte, que je revoyais toujours ouvrant d’un geste effaré, pour y puiser la mort, la sinistre armoire, la porte de chêne sculpté que surmonte un buste de femme dans la manière de Coysevox, la porte de la sinistre armoire.

— Margueritte, me dit-il, avait dix-huit ans à l’époque où je le vis pour la première fois, c’est-à-dire en 1838. À ce moment-là, vous aurez peine à le croire, il était beau comme un prince de contes de fées. Je le vois encore, svelte, imberbe, blanc et rose comme une femme avec une forêt de cheveux châtains. Quoique peu parleur, nous le trouvions extrêmement spirituel, d’un esprit fait surtout de divination, car il nous étonnait tout à coup par des aperçus nouveaux et infinis sur des choses abstraites, qu’il n’avait pas étudiées et dont il ne devait avoir aucune notion. En ce qui concerne le côté pittoresque, son ingéniosité était plus inouïe encore et vous