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Si le supplice lent que son loisir te forge,
L’ennui, te saisissait par trop fort à la gorge,
Car, par oubli sans doute, on n’a pas fait de loi
Contre les rimailleurs, eh bien ! figure-toi
Que nous sommes encore à ces folles soirées,
Où nous buvions l’espoir dans les coupes dorées,
Où nos yeux pleins de rêve, autour du kirsch en feu,
Dans les flots de fumée avaient un pays bleu.
On y raillait toujours quelqu’un ou quelque chose ;
Nous lisions, moi, des vers, parbleu ! toi, de la prose ;
Le Poëte pourtant, c’est bien toi. Le passé
Revient, je continue un récit commencé.
  Donc, Prosper apparaît. Seize ans, l’âge critique.
Avec un père imbu de la sagesse antique,
Un père homme d’esprit, là, comme on n’en voit pas,
Tout plein d’un vieux respect pour les quatre repas,
Mais qui, fort dénué du revenu des princes,
Trouvait bon de laisser son épouse aux provinces.
Et puis une cousine au regard enragé
Qui sortait chez le père aux grands jours de congé,
Un démon de velours, une pensionnaire
Dont le vainqueur d’Elvire eût fait son ordinaire.
Petits pieds andalous, braise rougeâtre aux yeux,
Corps de liane, bras d’ivoire, cheveux bleus.
Tout cela s’appelait Judith. La vierge, en somme,
Eût fait par son sourire un empereur d’un homme.
Prosper ne devint pas du tout empereur, mais
Il devint en revanche amoureux, ou jamais