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Quelle foudre a brisé votre prisme éclatant,
Ô mes illusions de jeunesse ? Pourtant
J’aime encor les longs bruits, le ciel bleu, le vieil arbre,
Les lointains discordants, et ma strophe de marbre
Sait encor rajeunir la grande Antiquité.
Ô Muse que j’aimais, pourquoi m’as-tu quitté ?
Pourquoi ne plus venir sur ma table connue
Avec tes bras nerveux t’accouder chaste et nue ?
Jetons les yeux sur nous, vieillards anticipés,
Cœurs souillés au berceau, parleurs inoccupés !
Ce qui nous perdra tous, ce qui corrode l’âme,
Ce qui dans nos cœurs même éteint l’ardente flamme,
C’est notre lâche orgueil, spectre qui devant nous
Illumine les fronts de la foule à genoux ;
Le poison qui décime en un jour nos phalanges,
C’est ce désir de gloire et de vaines louanges
Qui fait bouillir le sang vers le cœur refoulé.
Oh ! nous avons l’orgueil superbement enflé,
Nous autres ! travailleurs qui voulons le salaire
Avant l’œuvre, et montrons une sainte colère
Pour saisir les lauriers avant la lutte ! Enfants
Qui, le cigare en main, nous rêvons triomphants,
Vierges encor du glaive et du champ de bataille !
Nains au front dédaigneux qui haussons notre taille
Sur les calculs étroits de notre ambition,
Qui, blasés sans avoir connu la passion,
Croyons sentir en nous cette verve stridente
Que l’enfer avait mis dans la plume du Dante,