Page:Banville - Œuvres, Les Cariatides, 1889.djvu/171

Cette page n’a pas encore été corrigée


Il vivait seul chez lui comme un vieux hobereau,
N’ayant jamais voulu de femme pour maîtresse.
Mais il avait sa Muse et la folle paresse,
Et près de sa fenêtre un bouquet de sureau :
Pour employer son temps, il mettait son ivresse
À noircir du papier devant un vieux bureau.

Une telle existence est pour tous un mystère
Que je veux expliquer, et que je devrais taire.
Quand on est ainsi fait, on vit bien autrement
Que ne vit le prochain sur cette pauvre terre :
La douleur est pour l’âme un fécond aliment,
Et l’âme est un foyer qui s’endort rarement.

Le poète est tordu comme était la Sibylle.
Quand un livre sincère est jusqu’à moitié fait,
On sent qu’on a besoin d’air et qu’on étouffait.
On va se promener en courant par la ville,
Car l’inspiration, brisant le front débile,
Pour celui qui la porte a le poids d’un forfait.

On sent que comme l’aigle on domine la foule,
Qu’on est le vrai lien de la terre et du ciel,
Qu’on retient seul du doigt la croyance qui croule
Et qu’on mourra pourtant comme les deux Abel,
Car on a comme eux deux un sang divin qui coule
Pour teindre le gibet et pour laver l’autel.