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ÉSOPE

J’ai vu les gens de cour et j’aime mieux les loups.
J’ai senti sur mon dos leurs griffes de chimère ;
Ils m’ont flatté, j’en sens encor ma bouche amère
Et je veux quitter leur vague chant murmurant
Pour le rugissement sauvage du torrent.
Adieu.

Crésus

Adieu. Non, tu ne peux me quitter. Vois. L’orage
Est passé. Ta voix est ma force et mon courage.
Que les courtisans soient à des tigres pareils,
Je le veux bien. Mais j’ai besoin de tes conseils.
Reste avec moi. Devant la foule épouvantée,
Je rendrai son orgueil à ta pourpre insultée.
Oui, tu pourras, gardant ta place jusqu’au bout,
T’asseoir à mes pieds, quand les rois seront debout.
Je te fais l’égal des plus grands. Je te délivre.
Tout ce que tu voudras enfin pour ne pas vivre
Au désert, à côté de la ronce et du loup,
Je te le donnerai.

Rhodope, à Crèsus.

Je te le donnerai. Tu t’avances beaucoup.
Roi, car tout ce que veut Ésope, c’est moi-même !
Il m’aime, il m’a toujours aimée.

Crésus

Il m’aime, il m’a toujours aimée. Et toi ?

Rhodope

Il m’aime, il m’a toujours aimée. Et toi ? Je l’aime !

Crésus

Ah ! tu l’aimes !

Rhodope

Ah ! tu l’aimes ! Oui.

Crésus

Ah ! tu l’aimes ! Oui. Qu’il tremble donc !

Rhodope

Ah ! tu l’aimes ! Oui. Qu’il tremble donc ! Non. La mort
Ne saurait effrayer l’esclave sans remord.
Il a depuis longtemps affronté cette chienne.