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ÉSOPE

Et c’est pourquoi je veux que tu te justifies !
Je le veux. On verra que tu dédaignes l’or,
Toi, le pauvre homme, et qu’il peut exister encor
Quelque chose de pur, de sublime et de brave,
L’héroïque vertu dans une âme d’esclave !
Ah ! Tu te débattais dans un complot hideux,
Frère, mais ici, les esclaves c’est nous deux,
Et c’est pourquoi je veux te défendre, et la boue
Que l’on jette sur toi rejaillit sur ma joue !
Patience. On est sur la trace des larrons.
Ceyx, Lichas, ouvrez le coffre, et nous verrons
Tout ce qu’il contient, car c’est l’épreuve suprême !

(Incertains, Ceyx et Lichas tournent vers Crésus leurs regards interrogateurs).
Crésus, à Ceyx et à Lichas.

Oui, faites.

Ésope, aux Lydiens.

Oui, faites. Et je vais vous le montrer moi-même !

(Au milieu d’un silence plein d’anxiété, Ceyx et Lichas délient les nœuds compliqués qui ferment le coffre. Lorsqu’il est enfin ouvert ils montrent, en même temps qu’Ésope les touche parfois et les nomme, les objets qui y sont contenus.)

Ces haillons noirs, lavés par l’eau du ciel, brûlés
Par les soleils, avec leurs crins échevelés,
Ces chaussures de poil et cette peau de chèvre,
Comme le faune, ayant une flûte à sa lèvre,
En porte une sur sa poitrine, dans les bois,
Poursuivi par les cris d’une meute aux abois ;
Ces guenilles que l’eau du ciel tourmente et lave,
Regardez-les ! ce sont mes vêtements d’esclave !
Enfin, voilà les fers qui m’ont meurtri, les fers
Dont la sinistre voix parle des maux soufferts.
À présent, je suis libre et joyeux sous les chênes :
Mais j’ai subi ces fers et j’ai porté ces chaînes.
Oh ! tout mon dur passé que la douleur voila,
Mes fers, mes vêtements d’esclave, les voilà !
Et ce lac de lumière où passe le ciel ivre,
Lydiens, regardez, c’est un miroir de cuivre.