Page:Banville - Ésope, 1893.djvu/39

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
29
ÉSOPE

Ésope, très tristement.

De Crésus vaincront. Oui.

Rhodope, regardant attentivement Ésope.

De Crésus vaincront. Oui. Mais que vois-je ? Des larmes
Dans tes yeux ! Toi qui sus en tous temps dévorer
Tes douleurs, tu faiblis, et je te vois pleurer !

Ésope

Le plus fort se fatigue et succombe à la tâche,
Et lorsqu’on se croyait courageux, on est lâche !

Rhodope

Pas toi ! Mais quoi ! c’est en me regardant que tu
Pleurais, toi, le courage et la même vertu !

Ésope

Non.

Rhodope

Non. Je te connais bien. Âme que rien ne ploie,
Tu portes le malheur comme un autre la joie.
Les maux les plus amers, tu sais les mépriser
Et je n’en connais pas qui puissent te briser.
Vers ton but, la pensée invincible te mène.
Et comme tu ne crains nulle douleur humaine,
La seule arme qui soit assez cruelle pour
Te meurtrir, c’est la flèche affreuse de l’Amour !
Quand il en est blessé, le plus hardi frissonne,
Oui, c’est cela.

Ésope

Oui, c’est cela. Tais-toi. Non, je n’aime personne,
Je ne te cache rien, je n’ai pas de secrets.

Rhodope

Tu le dis. Cependant, chère âme, tu pleurais !
Et c’est quand j’ai parlé de ce Roi qui m’enchaîne
Et dont la passion m’inspire de la haine.

Ésope

Le crois-tu ? C’est un Roi. Moi, je suis un bossu.
Rhodope, si j’aimais, par un songe déçu,
Moi, nain, j’écraserais avec un poing d’Hercule
Ce cœur qui bat dans ma poitrine ridicule !