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ÉSOPE

Et de prendre, sans rien comprendre et pardonner
Le peu d’or qui leur reste, il faut leur en donner.

Crésus, entrant dans la pensée d’Ésope.

C’est cela !

Ésope

C’est cela ! Car devant les vautours et les aigles,
Cette guerre a foulé tes orges et tes seigles.
Il ne te reste pas de vigne, pas un fruit.
Elle a tout ravagé, tout pillé, tout détruit.
Mais, dans tes souterrains, pour ton regard éclate
Le tas d’or amassé par ton père Alyatte,
Par Gygès, par Ardys, en ton âme présents.
Roi juste, il faut donner cet or aux paysans,
Qui, dociles et doux sous ta main protectrice,
Déchireront le sein de la terre nourrice.
Avec cet or, qui fait les blés et les raisins,
Ils pourront acheter chez les peuples voisins,
De grands bœufs mugissants, des outils, des semences,
Et redonner la vie aux campagnes immenses.

Crésus

Oui, pour mieux récolter, donnons auparavant.
Oui, l’or enseveli redeviendra vivant
Et renaîtra. Mais bien agir, c’est agir vite.
Pour réussir, il faut avant tout que j’évite
Les faiseurs de néant et les diseurs de riens,
Qui frappent l’air, pareils aux chanteurs Doriens.
Loin, ces marchands de mots, trop faibles pour l’armure,
Qui parlent comme l’eau d’un vain ruisseau murmure.

Ésope

Oh ! oui, Roi !

Crésus

Oh ! oui, Roi ! Surtout pas de groupes, de bavards,
Penchant sur mon chemin leurs visages blafards.
Et, pour guérir les maux renaissants de l’Empire,
Faisant de vains discours, si le mal devient pire.
Mais moi, je donnerai tout à ce qui m’est cher,
Car, pour sauver mon peuple, ô Dieux, ma propre chair !
Qu’est-ce que des trésors cachés et des monnaies ?
Ce qu’il faut pour guérir les plus cuisantes plaies,