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ÉSOPE



Scène troisième


CRÉSUS, RHODOPE, ÉSOPE
Crésus, à Ésope.

Rien, pour lui, c’est cher. Va. Donc, tu ne voulais pas
Mourir ?

Ésope

Mourir ? Oh ! si, la Mort est la consolatrice.
Elle est la douce mère et la bonne nourrice,
Et l’on s’endort heureux en son paisible sein.
Comment ferait, en son immuable dessein,
Lorsqu’elle vient fermer notre bouche ravie,
La Mort, pour être aussi cruelle que la Vie ?
Des charniers, de la boue et des arcs triomphaux ;
Un concert, dont tous les instruments chantent faux,
Des chiens fous aboyant contre la chaste Lyre ;
Puis le féroce orgueil, l’amour qui vous déchire,
La faim, la soif atroce, ou la satiété,
Des vautours et des loups mis en société,
La haine, le bourreau, la peste, l’esclavage,
La mer jetant des corps noyés sur le rivage,
Des marchands de tableaux qu’ils prétendent anciens,
Des singes que l’on prend pour des musiciens,
Les serpents, les poisons, le vin qui vous enivre,
C’est cela que l’on trouve en s’obstinant à vivre,
Et la femme est bizarre et l’homme n’est pas beau.
Le repos tant cherché n’est que dans le tombeau.
Ah ! tant de maux blessés par la douce lumière,
La faim, louve brutale, entrant dans la chaumière.
Quand tant de blé pourrit, vainement récolté,
L’Ennui roi, le Génie à toute heure insulté,
Un festin servi pour l’Avarice et l’Envie,
Voilà ce qu’offre à tous la menteuse, la Vie,