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le décor ? Bon. Dans cette auberge, beaucoup de mouvement, parce qu’il y a sur la route des passages de troupes. On entre, on sort, on boit, on cause, mais tout cela très-rapidement.

Parmi les gens de la maison, une servante jeune, vive, alerte. Faites attention à cette femme-là !… Elle est bien campée, pas de beauté, mais un piquant exceptionnel ! On la lutine en passant : elle sourit à tout le monde. Cependant, il ne faut pas aller trop loin, ni en paroles ni en gestes. Aux propos vifs, aux étreintes entreprenantes, elle répond par des gifles qui valent des coups de poing.

Entre un soldat plus crâne que les autres, chargé d’une mission particulière et pressée ; il se donne, pour l’accomplir, le temps qu’il voudra employer. Il peut donc boire à son aise, et causer longuement avec la servante, si elle lui plaît. Et, en effet, elle lui plaît à première vue ; quant à elle, le soldat lui semble un beau soldat.

— Fille, dit-il en la prenant par la taille, tu me conviens, mets-toi là, près de moi, à cette table, et buvons ensemble. Le soldat s’assied et fait asseoir la servante.

S’apercevant que le vieil hôtelier n’est pas de cet avis, le soldat se lève avec fureur, et, écrasant son poing sur la grosse table de sapin :

— Qu’on ne s’oppose point à ma volonté, sinon je mets le feu à la baraque !

Et il l’aurait mis, en vérité. C’était cependant un honnête militaire, mais terrible avec ses inférieurs.

Le vieil hôtelier fait signe à la jeune fille d’obéir. Que voulez-vous ! lorsque les troupes sont déchaînées dans les campagnes, le pauvre paysan est bien en peine !

Le soldat s’était remis à table. Il avait le bras tendrement passé autour du cou de la servante ; il ne détachait ce bras que dans les moments où il prenait son verre, l’autre main étant occupée à tenir le tuyau de la pipe qu’il fumait. Quand il avait largement bu, il regardait avec passion la fille d’auberge, et il lui disait :

— Sois tranquille, je te donnerai une bien plus belle cabane que celle-ci.

Tandis qu’ils causent immobiles, sans s’occuper d’autre chose, la porte du fond s’ouvre. Un officier paraît. En le voyant, chacun se lève avec respect. Les soldats font le salut réglementaire et se tiennent immobiles.

Seuls, le soldat et la servante demeurent assis. Ils n’ont ni entendu ni vu l’officier. Remarquant cela, le personnage gradé s’indigne, ses yeux s’arrêtent sur la servante ; il ne cesse point de la regarder, tandis qu’il s’avance vers la table. Arrivé près du soldat, il lève le bras et l’abaisse avec une force terrible sur l’épaule du pauvre diable qui se courbe sous le choc :

— Debout, drôle ! s’écrie l’officier. Va écrire sur le comptoir ton nom, celui de ton régiment, ton numéro d’ordre et attends-toi à avoir bientôt de mes nouvelles !

Au premier moment, c’est-à-dire en recevant le coup sans savoir qui le donnait, le soldat s’était senti disposé à se venger ; mais en reconnaissant un supérieur, cet instinct naturel avait été comprimé par l’habitude de la subordination.