Page:Balzac - Œuvres complètes Tome 5 (1855).djvu/391

Cette page a été validée par deux contributeurs.
388
II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

les émigrés retrouvèrent d’abord monsieur et madame Julliard du Ver-Chinois avec leurs enfants et petits-enfants ; puis la famille des Guépin, ou mieux le clan des Guépin, dont le petit-fils tenait encore les Trois-Quenouilles ; enfin madame Guénée, qui leur avait vendu la Sœur-de-Famille, et dont les trois filles étaient mariées à Provins. Ces trois grandes races, les Julliard, les Guépin et les Guénée, s’étendaient dans la ville comme du chiendent sur une pelouse. Le maire, monsieur Garceland, était gendre de monsieur Guépin. Le curé, monsieur l’abbé Péroux, était le propre frère de madame Julliard, qui était une Péroux. Le président du Tribunal, monsieur Tiphaine, était le frère de madame Guénée, qui signe née Tiphaine.

La reine de la ville était la belle madame Tiphaine la jeune, la fille unique de madame Roguin, la riche femme d’un ancien notaire de Paris, de qui l’on ne parlait jamais. Délicate, jolie et spirituelle, mariée en province exprès par sa mère, qui ne la voulait point près d’elle, et l’avait tirée de son pensionnat quelques jours avant son mariage, Mélanie Roguin se considérait comme en exil à Provins, et s’y conduisait admirablement bien. Richement dotée, elle avait encore de belles espérances. Quant à monsieur Tiphaine, son vieux père avait fait à sa fille aînée, madame Guénée, de tels avancements d’hoirie, qu’une terre de huit mille livres de rente, située à cinq lieues de Provins, devait revenir au Président. Ainsi les Tiphaine, mariés avec vingt mille livres de rente sans compter la place ni la maison du Président, devaient un jour réunir vingt autres mille livres de rente. — Ils n’étaient pas malheureux, disait-on. La grande, la seule affaire de la belle madame Tiphaine était de faire nommer monsieur Tiphaine député. Le député deviendrait Juge à Paris ; et du Tribunal elle se promettait de le faire monter promptement à la Cour royale. Aussi ménageait-elle tous les amours-propres, s’efforçait-elle de plaire. Mais, chose plus difficile ! elle y réussissait. Deux fois par semaine, elle recevait toute la bourgeoisie de Provins dans sa belle maison de la ville haute. Cette jeune femme de vingt-deux ans n’avait point encore fait un seul pas de clerc sur le terrain glissant où elle s’était placée. Elle satisfaisait tous les amours-propres, caressait les dadas de chacun : grave avec les gens graves, jeune fille avec les jeunes filles, essentiellement mère avec les mères, gaie avec les jeunes femmes et disposée à les servir, gracieuse pour tous ; enfin une perle, un trésor, l’orgueil de Provins. Elle n’en