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  Eugénie Grandet. 359

avons su faire tenir les créanciers tranquilles jusqu’aujourd’hui. Ce petit impertinent n’a-t-il pas eu le front de me répondre, à moi qui, pendant cinq ans, me suis dévoué nuit et jour à ses intérêts et à son honneur, que les affaires de son père n’étaient pas les siennes. Un agréé serait en droit de lui demander trente à quarante mille francs d’honoraires, à un pour cent sur la somme des créances. Mais, patience, il est bien légitimement dû douze cent mille francs aux créanciers, et je vais faire déclarer son père en faillite. Je me suis embarqué dans cette affaire sur la parole de ce vieux caïman de Grandet, et j’ai fait des promesses au nom de la famille. Si monsieur le vicomte d’Aubrion se soucie peu de son honneur, le mien m’intéresse fort. Aussi vais-je expliquer ma position aux créanciers. Néanmoins, j’ai trop de respect pour mademoiselle Eugénie, à l’alliance de laquelle, en des temps plus heureux, nous avions pensé, pour agir sans que tu lui aies parlé de cette affaire… »

Là, Eugénie rendit froidement la lettre sans l’achever. — Je vous remercie, dit-elle à madame des Grassins, nous verrons cela

— En ce moment, vous avez toute la voix de défunt votre père, dit madame des Grassins.

— Madame, vous avez huit mille cent francs d’or à nous compter, lui dit Nanon.

— Cela est vrai ; faites-moi l’avantage de venir avec moi, madame Cornoiller.

— Monsieur le curé, dit Eugénie avec un noble sang-froid que lui donna la pensée qu’elle allait exprimer, serait-ce pécher que de demeurer en état de virginité dans le mariage ?

— Ceci est un cas de conscience dont la solution m’est inconnue. Si vous voulez savoir ce qu’en pense en sa Somme de Matrimonio le célèbre Sanchez, je pourrai vous le dire demain.

Le curé partit, mademoiselle Grandet monta dans le cabinet de son père et y passa la journée seule, sans vouloir descendre à l’heure du dîner, malgré les instances de Nanon. Elle parut le soir, à l’heure où les habitués de son cercle arrivèrent. Jamais le salon des Grandet n’avait été aussi plein qu’il le fut pendant cette soirée. La nouvelle du retour et de la sotte trahison de Charles avait été répandue dans toute la ville. Mais quelque attentive que fût la curiosité des visiteurs, elle ne fut point satisfaite. Eugénie, qui s’y était attendue, ne laissa percer sur son visage calme aucune des cruelles émotions qui l’agitaient. Elle sut prendre une figure riante pour répon-