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342 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

sa parole, à la fin de la première année, le vieux tonnelier n’avait pas encore donné un sou des cent francs par mois si solennellement promis à sa fille. Aussi, quand Eugénie lui en parla plaisamment, ne put-il s’empêcher de rougir ; il monta vivement à son cabinet, revint, et lui présenta environ le tiers des bijoux qu’il avait pris à son neveu.

— Tiens, petite, dit-il d’un accent plein d’ironie, veux-tu ça pour tes douze cents francs ?

— Ô mon père ! vrai, me les donnez-vous ?

— Je t’en rendrai autant l’année prochaine, dit-il en les lui jetant dans son tablier. Ainsi en peu de temps tu auras toutes ses breloques, ajouta-t-il en se frottant les mains, heureux de pouvoir spéculer sur le sentiment de sa fille.

Néanmoins le vieillard, quoique robuste encore, sentit la nécessité d’initier sa fille aux secrets du ménage. Pendant deux années consécutives il lui fit ordonner en sa présence le menu de la maison, et recevoir les redevances. Il lui apprit lentement et successivement les noms, la contenance de ses clos, de ses fermes. Vers la troisième année il l’avait si bien accoutumée à toutes ses façons d’avarice, il les avait si véritablement tournées chez elle en habitudes, qu’il lui laissa sans crainte les clefs de la dépense, et l’institua la maîtresse au logis.

Cinq ans se passèrent sans qu’aucun événement marquât dans l’existence monotone d’Eugénie et de son père. Ce fut les mêmes actes constamment accomplis avec la régularité chronométrique des mouvements de la vieille pendule. La profonde mélancolie de mademoiselle Grandet n’était un secret pour personne ; mais, si chacun put en pressentir la cause, jamais un mot prononcé par elle ne justifia les soupçons que toutes les sociétés de Saumur formaient sur l’état du cœur de la riche héritière. Sa seule compagnie se composait des trois Cruchot et de quelques-uns de leurs amis qu’ils avaient insensiblement introduits au logis. Ils lui avaient appris à jouer au whist, et venaient tous les soirs faire la partie. Dans l’année 1827, son père, sentant le poids des infirmités, fut forcé de l’initier aux secrets de sa fortune territoriale, et lui disait, en cas de difficultés, de s’en rapporter à Cruchot le notaire, dont la probité lui était connue. Puis, vers la fin de cette année, le bonhomme fut enfin, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progrès. Grandet fut condamné par monsieur Bergerin. En