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  Eugénie Grandet. 295

cent francs à moi pour aller tenter le sort aux Indes ou en Amérique. Oui, ma pauvre Anna, j’irai chercher la fortune sous les climats les plus meurtriers. Sous de tels cieux, elle est sûre et prompte, m’a-t-on dit. Quant à rester à Paris, je ne saurais. Ni mon âme ni mon visage ne sont faits à supporter les affronts, la froideur, le dédain qui attendent l’homme ruiné, le fils du failli ! Bon Dieu ! devoir deux millions ?… J’y serais tué en duel dans la première semaine. Aussi n’y retournerai-je point. Ton amour, le plus tendre et le plus dévoué qui jamais ait ennobli le cœur d’un homme, ne saurait m’y attirer. Hélas ! ma bien-aimée, je n’ai point assez d’argent pour aller là où tu es, donner, recevoir un dernier baiser, un baiser où je puiserais la force nécessaire à mon entreprise… »

— Pauvre Charles, j’ai bien fait de lire ! J’ai de l’or, je le lui donnerai, dit Eugénie.

Elle reprit sa lecture après avoir essuyé ses pleurs.

« Je n’avais point encore songé aux malheurs de la misère. Si j’ai les cent louis indispensables au passage, je n’aurai pas un sou pour me faire une pacotille. Mais non, je n’aurai ni cent louis ni un louis, je ne connaîtrai ce qui me restera d’argent qu’après le règlement de mes dettes à Paris. Si je n’ai rien, j’irai tranquillement à Nantes, je m’y embarquerai simple matelot, et je commencerai là-bas comme ont commencé les hommes d’énergie qui, jeunes, n’avaient pas un sou, et sont revenus, riches, des Indes. Depuis ce matin, j’ai froidement envisagé mon avenir. Il est plus horrible pour moi que pour tout autre, moi choyé par une mère qui m’adorait, chéri par le meilleur des pères, et qui, à mon début dans le monde, ai rencontré l’amour d’une Anna ! Je n’ai connu que les fleurs de la vie : ce bonheur ne pouvait pas durer. J’ai néanmoins, ma chère Annette, plus de courage qu’il n’était permis à un insouciant jeune homme d’en avoir, surtout à un jeune homme habitué aux cajoleries de la plus délicieuse femme de Paris, bercé dans les joies de la famille, à qui tout souriait au logis, et dont les désirs étaient des lois pour un père… Oh ! mon père, Annette, il est mort… Eh ! bien, j’ai réfléchi à ma position, j’ai réfléchi à la tienne aussi. J’ai bien vieilli en vingt-quatre heures. Chère Anna, si, pour me garder près de toi, dans Paris, tu sacrifiais toutes les jouissances de ton luxe, ta toilette, ta loge à l’Opéra, nous n’arriverions pas encore au chiffre des dépenses nécessaires à ma vie