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— Et vous croyez, ma petite mère, dit Crevel, que vous trouverez dans Paris un homme qui, sur la parole d’une femme à peu près folle, ira chercher, hic et nunc, dans un tiroir, n’importe où, deux cent mille francs qui mijotent là, tout doucement, en attendant qu’elle daigne les écumer ? Voilà comment vous connaissez la vie ! les affaires, ma belle ?… Vos gens sont bien malades, envoyez-leur les sacrements ; car personne dans Paris, excepté Son Altesse Divine Madame la Banque, l’illustre Nucingen ou des avares insensés amoureux de l’or, comme nous autres nous le sommes d’une femme, ne peut accomplir un pareil miracle ! La Liste Civile, quelque civile qu’elle soit, la Liste Civile elle-même vous prierait de repasser demain. Tout le monde fait valoir son argent et le tripote de son mieux. Vous vous abusez, cher ange, si vous croyez que c’est le roi Louis-Philippe qui règne, et il ne s’abuse pas là-dessus. Il sait comme nous tous, qu’au-dessus de la Charte, il y a la sainte, la vénérée, la solide, l’aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, la toute-puissante pièce de cent sous ! Or, mon bel ange, l’argent exige des intérêts, et il est toujours occupé à les percevoir ! Dieu des Juifs, tu l’emportes ! a dit le grand Racine. Enfin, l’éternelle allégorie du veau d’or !… Du temps de Moïse, on agiotait dans le désert ! Nous sommes revenus aux temps bibliques ! Le veau d’or a été le premier grand-livre connu, reprit-il. Vous vivez par trop, mon Adeline, rue Plumet ! Les Égyptiens devaient des emprunts énormes aux Hébreux, et ils ne couraient pas après le peuple de Dieu, mais après des capitaux. Il regarda la baronne d’un air qui voulait dire :  — Ai-je de l’esprit !  — Vous ignorez l’amour de tous les citoyens pour leur Saint-Frusquin ? reprit-il après cette pause. Pardon. Écoutez-moi bien ! Saisissez ce raisonnement. Vous voulez deux cent mille francs ?… personne ne peut les donner sans changer des placements faits. Comptez !… Pour avoir deux cent mille francs d’argent vivant, il faut vendre environ sept mille francs de rentes trois pour cent ! Eh bien ! vous n’avez votre argent qu’au bout de deux jours. Voilà la voie la plus prompte. Pour décider quelqu’un à se dessaisir d’une fortune, car c’est toute la fortune de bien des gens, deux cent mille francs ! encore doit-on lui dire où tout cela va, pour quel motif…

— Il s’agit, mon bon et cher Crevel, de la vie de deux hommes, dont l’un mourra de chagrin, dont l’autre se tuera ! Enfin,