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puissent rendre normalement leurs pensées par des procédés très différents des nôtres. Que dirions-nous d’une langue où l’on pourrait entendre des phrases telles que : Moi malade, Maître pas gentil, Chien bonne bête ? Nous traiterions cette langue d’idiome barbare, de « petit nègre » ; mais il se trouve que c’est aussi d’excellent russe, et le russe passe pour être une langue de civilisation.

Pour échapper à ce subjectivisme, il faudrait posséder une norme ; peut-être en aurions-nous une si nous savions ce que c’est que le progrès.

Qu’est-ce que le progrès ? Pour les uns, c’est l’amélioration des conditions matérielles de l’existence, le développement de la technique ; c’est la machine à vapeur, le télégraphe, l’aéroplane, la mitrailleuse à tir rapide. Pour d’autres le progrès réside dans le développement des cerveaux et des cœurs à travers les générations, dans une vie plus complète, plus profonde, dans l’harmonie sociale des désirs et des croyances. Pour d’autres, c’est simplement plus de bonheur. Quelle commune mesure y a-t-il entre ces diverses conceptions ? Qui pourrait prouver que plus de bien-être rend meilleur, que la civilisation, en accroissant nos besoins et en exaspérant notre sensibilité, nous rapproche d’une humanité idéale ?