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toujours un pour lui balancer “Si tu les aimais tant, pourquoi tu leur défonçais la tronche ?” et lui ne savait que dire : “Ça n’a rien à voir. Ça n’a rien à voir.” » Et mon correspondant répondant à la lettre où je reprenais ces propos : « Je peux en dire autant de moi ou plutôt de tout le monde ici : ça n’a rien à voir, la prison, le jugement, les années de taule. Ça n’a rien à voir avec rien. » J’associe ce souvenir à une autre histoire de photo. La religieuse chargée de l’aumônerie d’une maison d’arrêt me raconta un jour : « Il a vu dans le journal la photo de sa victime et me l’a montrée en me disant “Une mère de deux enfants… Si c’est pas malheureux !” » Cet homme ne souffrait d’aucun dédoublement de la personnalité. Il reconnaissait sainement qu’un irréparable malheur était arrivé. Si en sortant du casino il n’avait pas eu ce furieux besoin d’argent, s’il n’avait pas vu soudain toutes ces liasses bourrant le grand sac Vuitton, si la femme était sortie dix minutes plus tôt ou plus tard, si…

Tout ne tient qu’à un cheveu.

Juger est impossible.

Assassin, victime, personne ne peut se mettre à la place de l’autre. Chaque être est unique, chacun de ses actes est unique. Que faire des criminels ? Cette question est criminelle : elle nie et détruit l’individu, l’être complexe que personne ne peut réduire à une estampille. Quand on marque quelqu’un, on le contraint à n’être que ce qu’on a décidé qu’il serait.

Que faire des criminels ? C’est le type de question qui fait d’eux des êtres abstraits. Abstraits du reste de leur vie, ceux qu’on appelle les criminels ne sont qu’un petit élément d’eux-mêmes. Bien des écrivains sont agacés de rester pour le public l’homme d’un livre qui eut du succès alors qu’ils savent avoir écrit de bien meilleurs ouvrages dont personne ne parle. Le temps renouvelle tout, pas une pierre qu’il ne transforme. Les hommes changent plus vite que les nuages, d’où le tragique de ce temps mort, immobile (et voulu comme tel) de la prison.

Que faire des criminels ? Cette question qui semble passionner les foules est idiote. À la rigueur il serait encore sensé de se