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« infantiles-adultiles » (l’expression est de Léo Kameneff[1]). Il s’accompagne du mépris habituel du protecteur pour le ou la protégée. Jamais personne n’oserait s’adresser à un adulte comme on parle ordinairement aux enfants. Fais pas ci, fais pas ça, dis bonjour, mets pas tes mains, tiens-toi droit, lève-toi, donne ta place, viens ici, va-t’en, reviens vite, m’énerve pas, jette ça, garde-le, éteins, obéis, apprends-moi ça, ouvre la bouche, baisse la tête, regarde-moi, touche pas, t’as pas le droit, c’est pas de ton âge, mets ça, souris, lave-toi, mange, fais caca, dis-nous tout…

Nous devrions devant chaque enfant que nous rencontrons rougir de honte pour toutes les humiliations que nous leur faisons subir. Je ne connais aucun domaine de la vie sociale où l’indélicatesse soit poussée aussi loin. Quand un adulte, dans telle ou telle situation particulière, dit qu’on le « traite en enfant » ou qu’on l’ « infantilise », il exprime fort justement son indignation d’être considéré comme un être dépourvu d’intelligence et irresponsable.

Ainsi que le fait remarquer Korczak, l’adulte prend son temps, l’enfant lambine, l’adulte pleure, l’enfant pleurniche, l’adulte est persévérant, l’enfant est obstiné, l’adulte est parfois distrait, l’enfant seulement étourdi. J’ai entendu parler d’un sketch télévisé américain qui vaut sans doute mieux que les fameuses « séries ». On y voyait un couple recevant un autre couple. Le premier dit à ses invités des choses très aimables telles que : « Ça vous fatiguerait de vous rendre un peu utiles ? », ou : « Combien de fois devra-t-on vous dire de laver vos sales pattes avant de vous mettre à table ! », ou encore : « Vos histoires, il n’y a vraiment que vous pour en rire ! »

Sans voir les interlocuteurs, quand on entend un adulte s’adressant à un enfant, on ne peut s’y méprendre même lorsque les propos sont polis. On ne manquera pas de trouver normal qu’un gosse « indiscipliné » dise merde à un adulte, mais on serait bien scandalisé d’entendre un enfant calme et réservé s’adresser à son professeur en lui disant : « Laurent, arrêtez de bouger comme ça, vous me donnez le tournis. » L’inverse serait de la part de l’enseignant une remarque très anodine.

Tu me diras qu’évidemment la personne la mieux intentionnée du monde ne peut que perdre son sang-froid devant trente jeunes personnes qui sont là contre leur gré. Dans l’état actuel des choses, il est aussi difficile pour un adulte de vivre avec des enfants que pour un enfant de vivre avec des adultes. Le nombre ici interdit de concevoir chaque être comme unique, étonnant, intimidant par là même, en un mot : aimable.

  1. Léonid Kameneff, auteur de Écoliers sans tabliers (Jean-Claude Simoën, 1979), anima longtemps l’ « École en bateau ».