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Mais le pire, c’est que je voyais assez clairement la part de ma poltronnerie et que pour rien au monde je n’aurais voulu être « une chouchoute » ; tu imagines dans quelle situation compliquée je me mettais alors, mais je t’assure que je n’étais pas la seule enfant à m’angoisser dans d’inextricables fils. Les deux premières années, « bavarder » était le crime par excellence. Au cours préparatoire, avant toute chose, on nous apprenait à nous taire et, plusieurs fois par jour, nous devions rester assises les bras croisés, le doigt sur la bouche (je l’ai encore vu faire en 1980 dans une école du XIIe arrondissement). Si bien que lorsque mes petites voisines me parlaient, je ne leur répondais pas ! Tu vois un peu…

J’avais beau avoir six ou sept ans, je savais pertinemment que c’était d’une goujaterie grotesque. Alors je rattrapais ma réputation avec une drôle de perversité destinée à culpabiliser la maîtresse et à montrer à mes compagnes que j’étais, malgré tout, de leur côté. Chaque fois que la maîtresse en colère demandait : « Qui a parlé ? » ou : « Qui a ri ? », moi, l’innocente, je levais le doigt. Elle hésitait à me punir et ne le faisait qu’avec un air de s’excuser dont je jouissais fort. Consciente que cette supercherie pouvait aussi bien m’attirer la rancœur de mes condisciples, je m’évertuais par ailleurs à mériter une auréole de bonne petite camarade ; je recopiais les cours des malades, jouais les avocates pour les tabliers tachés et les lacets perdus. Puis je rentrais chez nous et persécutais ma petite sœur.

Vers huit ou neuf ans, j’étais moins névrosée. Ou, peut-être bien, plus inconsciente des déchirements auxquels m’exposait la peur d’être rejetée par les institutrices d’une part, les élèves de l’autre. Bref, j’étais devenue normale, je souriais beaucoup, je faisais bien mes devoirs et au besoin ceux des autres. Une enfant gaie, serviable et sans problèmes…

À tous les niveaux, l’école encourage la lâcheté. Et ce n’est d’ailleurs la faute de personne. C’est la situation scolaire elle-même qui crée une mentalité d’enrégimenté. Prends par exemple mes « bonnes maîtresses ». Elles ne manquaient pas de nous dire qu’il fallait les interrompre chaque fois que nous perdions le fil. Comme si ç’avait été simple ! Lever le doigt pour faire remarquer à toute la classe qu’on est un peu dur de la comprenette, ça demande déjà du courage. Avouer qu’on est perdu, on peut le faire une fois, deux fois… Trois, ça devient délicat et quatre, sérieusement embêtant. Pendant qu’on fait répéter, les élèves qui ont compris perdent leur temps. Si bien que c’est le tour classique : seuls les bons peuvent se permettre, ce qui demeure, qu’on le veuille ou non, à la limite de l’impolitesse.