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n’étaient pas les avertissements qui avaient manqué à Léopold pour le mettre en garde contre les conséquences de son mauvais calcul. S’il avait trouvé des conseillers, ceux que le prince Eugène jugeait dignes d’être pendus, pour approuver qu’il y eût un roi en Prusse, d’autres lui avaient représenté qu’il grandissait un concurrent et qu’il grevait l’avenir de la maison d’Autriche, « exposée à perdre l’Empire par la compétition de la maison de Brandebourg gagnant toujours en puissance ». Plus on étudie l’histoire, plus on voit qu’il est peu de grands événements qui n’aient été aperçus et compris, dans l’œuf, si l’on peut ainsi dire, par un petit nombre d’hommes, à qui la connaissance des lois de la physique politique permet d’élucider l’avenir. Ce qui est plus rare, c’est que ces hommes-là aient été en mesure de faire prévaloir leurs vues.

Louis XIV, s’il s’était efforcé d’entretenir avec les électeurs de Brandebourg les bonnes relations qui étaient la règle de notre diplomatie vis-à-vis des princes allemands, était vivement hostile à la naissance d’un royaume qui, ainsi qu’il l’avait prévu, ne manquerait pas de devenir un centre d’attraction pour l’Allemagne du Nord et pour l’Allemagne protestante. Louis XIV a prévu l’unité allemande, se faisant non plus par l’Autriche mais par la Prusse, aussi exactement qu’on pouvait la prévoir. C’est pourquoi, pendant douze ans, jusqu’au traité d’Utrecht, il refusa de reconnaître la nouvelle royauté prussienne. Chose bien remarquable : le Saint-Siège devait persister plus longtemps encore que le roi de France dans ce refus (jusqu’en 1787). La papauté, qui s’était trouvée en désaccord avec la France au moment des traités de Westphalie, formellement condamnés par l’Église, rejoignait le point de vue de la politique française dans les affaires d’Allemagne. S’il n’avait tenu qu’à Rome et à la France, aux deux plus hautes autorités de la civilisation européenne, la puissance prussienne eût été étouffée au berceau, le monde n’eût pas connu le fléau prussien. « Nous manquerions à notre devoir si nous passions sous silence une chose pareille », disait Clément XI dans son bref du 16 avril 1701. Ainsi la Prusse était désignée par le pape et par le roi de France, c’est-à-dire par les deux éléments chefs de l’ordre, comme un péril public pour l’Europe. Cette royauté surgie en dehors de la société des nations et en violation du