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C’est le mot que l’ingénieux Freycinet employait un an plus tard au banquet de Vandeuvre. Devant les attachés militaires étrangers, qui, après des grandes manœuvres brillantes, avaient pu juger des progrès de notre armée, il fit entendre qu’il y avait quelque chose de changé, que la République, sans renoncer à être « sage », sortait de son abstention et rentrait en Europe, inspirant désormais « aux uns la confiance, aux autres le respect ». L’alliance russe était annoncée, tout le monde la sentait venir, et elle faisait « vibrer le pays ». Le boulangisme n’avait pas été vain. Il avait détourné la République d’une orientation au bout de laquelle il n’y avait que le rapprochement avec l’Allemagne, c’est-à-dire le renoncement et la subordination au vainqueur.

Jules Grévy mourut à ce moment-là. C’était une conception qui s’en allait et qui, après avoir servi à fonder et à acclimater le régime, avait bien failli le faire périr. L’alliance avec la Russie contentait enfin le patriotisme français, qui d’ailleurs s’abandonnait à tort à l’illusion qu’elle était synonyme de revanche. L’illusion des hommes d’État qui l’avaient faite, pour être différente, n’était pas moindre. À leurs yeux, l’alliance franco-russe était une combinaison d’assurance et d’équilibre qui permettait à la France de reprendre sa liberté vis-à-vis de l’Allemagne en lui donnant une solide garantie contre les risques d’une guerre. Ce que les républicains de 1891 avaient voulu faire, c’était la synthèse des aspirations nationales et du désir de paix : les choses devaient tourner autrement et le calcul était trop habile pour être tout à fait juste. Il devenait même funeste s’il conduisait à regarder l’alliance comme une sécurité. Elle poserait des problème nouveaux : voilà tout. Elle nous entraînerait vers d’autres complications et d’autres dangers à la suite de la Russie qui était bien un géant, mais un géant déjà malade.

À l’avenir, il faudrait concilier l’existence et les mœurs d’une démocratie avec les exigences d’une politique extérieure de grande envergure. C’est le plus difficile des problèmes et le plus périlleux. Une attention sans défaillance, une préparation militaire sans lacunes, une discipline tenant tous les ressorts de la nation tendus : voilà ce qui eût été nécessaire à partir du