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Ses arguments appartenaient à une catégorie dans laquelle il n'arrivait pas à fixer l’esprit de l’empereur. Entre eux, le malentendu devait être perpétuel. Quelle était la nature des suggestions qui, dans la soirée décisive du 5 juillet 1866, avaient ramené l’empereur aux principes de sa vie et de son règne et l’avaient fait renoncer à l’idée d’une intervention en Allemagne ? Drouyn de Lhuys l’a compris après avoir quitté pour la quatrième fois les affaires, et un confident de sa pensée a résumé ainsi la conversation des Tuileries qui avait déterminé Napoléon III à annuler ce décret qui eût changé le cours de l’histoire. « En forçant les Prussiens à borner leurs exigences, disait-on à l’empereur, vous travaillez au relèvement de l’Autriche, vous tendez la main à un gouvernement qui représente le vieux monde, l’esprit de routine, la résistance aux nationalités qui demandent leur place, les préjugés surannés, les théories du droit divin, tous les principes, en un mot, dont vous êtes l’adversaire naturel. »

Déjà, deux années plus tôt, les mêmes raisons tirées du principe des nationalités et du progrès avaient été assez puissantes sur l’esprit de Napoléon III pour le détourner d’intervenir en faveur du Danemark. Parfaitement : c’est au nom de la justice et du droit des races que l’empereur avait permis à la Prusse de se ruer sur un petit peuple, très ancien ami de la France, et de lui arracher deux provinces. Les duchés n’étaient-ils pas réclamés par le patriotisme allemand au nom de l’unité germanique ? Déjà, en 1848, les libéraux du Parlement de Francfort, ceux qui voulaient une grande Allemagne unie, demandaient, entre autres annexions, celle du Sleswig-Holstein, et ils l’eussent obtenue si l’Europe d’alors ne s’était interposée, obligeant, à Malmoe, la Prusse, à lâcher prise. En 1864, l’Angleterre avait en vain proposé d’agir de la même manière. Napoléon III n’avait pas voulu la suivre. « L’empereur pouvait-il combattre sur les bords de l’Elbe les principes qu’il soutenait sur les bords de l’Adige ? » a dit plus tard un apologiste qui écrivait sous sa dictée. Or, pour que des Allemands ne fussent pas sujets du Danemark, des Danois sont devenus sujets de la Prusse : voilà l’iniquité que la justice des nationalités a produite. Et puis, Kiel et son port tombaient entre les mains prussiennes pour devenir un jour la porte d’entrée du fameux