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degré de ce qu’elle appelait avec orgueil l’organisation, c’est-à-dire une forme gigantesque du machinisme étendu jusqu’au monde politique et moral.

L’organisation allemande, la kultur, c’était sans doute une monstruosité de la civilisation. Cet enfant monstrueux et imprévu était pourtant le fils de sa mère. Et quand on voit ce que l’Allemagne avait fait de la civilisation, on peut se demander ce qu’elle fera, par exemple, de la démocratie.

En tout cas, c’est un abus formidable des moyens que la civilisation a mis aux mains des hommes qui a poussé l’Allemagne à porter à la civilisation elle-même le coup terrible qui l’a ébranlée. Cet abus même, voisin de l’absurdité, destinait l’Allemagne à la défaite, car elle était fatalement poussée à organiser l’Europe et le monde sur son modèle. Pendant la guerre quand on disait à M. Alfred Capus qui était invinciblement optimiste : « Oui, mais les Allemands sont bien forts », il répondait par cet apologue : « Je vois de savants ingénieurs et d’incomparables techniciens qui construisent une machine colossale dont l’aspect inspire de l’admiration et de la terreur. Je demande à quoi elle doit servir et l’on me dit qu’elle doit servir à monter dans la lune. Alors je hausse les épaules et j’attends la fin. »

Les Allemands ne sont pas montés dans la lune. Mais s’ils avaient détaché un gros morceau de notre satellite et s’ils l’avaient fait tomber sur la terre, ils n’y auraient pas produit beaucoup plus de ravages qu’en déclarant la guerre au monde au mois d’août 1914. Ce jour-là, un stupide excès dans une certaine forme de la civilisation a compromis l’avenir de la civilisation. Estimons-nous heureux s’il ne l’a pas tuée. Car nous avons de sérieuses raisons de trembler pour elle.

À l’époque même où le monde civilisé était le plus orgueilleux et le plus enivré de ses progrès, à l’époque où l’on avait fait du progrès et du perfectionnement sans limites une sorte de dogme, des doutes, des inquiétudes étaient bien venus assiéger quelquefois les philosophes. Se disaient-ils qu’après tout d’autres civilisations avaient disparu, qu’elles avaient jonché la terre de leurs ruines et que notre société s’était péniblement relevée et édifiée sur leurs vestiges ? Mais comment se serait-on arrêté à l’idée que notre civilisation moderne, fondée