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À quoi l’ai-je donc pu lasser ?
Au temps froid comme au temps des roses,
Si je marchais seul pour penser,
Pour rêver j’ai fait bien des pauses.
Alors de trop graves sujets
Forçaient-ils mon vol à s’étendre,
Tandis qu’au ciel je voyageais,
Mon ombre dormait à m’attendre.

Chantais-je à de joyeux banquets,
Sitôt qu’elle y pouvait paraître,
Derrière moi, comme un laquais,
La moqueuse singeait son maître.
Tard au logis rentrant parfois,
Quand l’aï tournait au mirage,
Au clair de lune, je le crois,
Mon ombre eût fait rougir un sage.

Je ne veux non plus le cacher :
Jadis des ombres moins fidèles,
À ses bras daignant s’attacher,
La faisaient courir avec elles.
C’était le temps des jours d’espoir,
Des nuits d’amour toutes remplies.
Dans ces nuits, grâce à l’éteignoir,
Mon ombre a fait peu de folies.

Les beaux rêves m’ont tous quitté.
Où sont les ombres des sylphides ?
À peine un rayon de gaieté
Glisse encore à travers mes rides.
Il est un fantôme divin
Qui rend le soir des ans moins sombre
C’est la gloire, hélas ! mais en vain
Mon ombre a poursuivi cette ombre.

Une ombre de Dieu brille en nous ;
Je le sens, et pourtant j’ignore
Ce qu’à ses yeux nous sommes tous,
Sur ce vieux sol qui nous dévore.
Mais le soleil disparaissant
Peut-être résout ce problème,
Car il semble qu’en s’effaçant
Mon ombre dise : Ombre toi-même.