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LA BICHE AU BOIS.

turel à se persuader de ce que l’on souhaite, et, dans une telle occasion, il fallait mourir d’impatience ou s’éclaircir. Il alla, sans différer, frapper doucement à la porte de la chambre où était la princesse. Giroflée, ne doutant pas que ce ne fût la bonne vieille et ayant même besoin de son secours pour lui aider à bander le bras de sa maîtresse, se hâta d’ouvrir, et demeura bien surprise de voir le prince qui vint se jeter aux pieds de Désirée. Les transports qui l’animaient lui permirent si peu de faire un discours suivi, que, quelque soin que j’aie eu de m’informer de ce qu’il lui dit dans ces premiers moments, je n’ai trouvé personne qui m’en ait bien éclairci. La princesse ne s’embarrassa pas moins dans ses réponses ; mais l’amour, qui sert souvent d’interprète aux muets, se mit en tiers et persuada à l’un et à l’autre qu’il ne s’était jamais rien dit de plus spirituel ; au moins ne s’était-il jamais rien dit de plus touchant et de plus tendre. Les larmes, les soupirs, les serments, et même quelques souris gracieux, tout en fut.

La nuit se passa ainsi, le jour parut sans que Désirée y eût fait aucune réflexion, et elle ne devint plus biche. Elle s’en aperçut ; rien ne fut égal à sa joie : le prince lui était trop cher pour différer de la partager avec lui. Au même moment, elle commença le récit de son histoire, qu’elle fit avec une grâce et une éloquence naturelle, qui surpassait celle des plus habiles.

« Quoi ! s’écria-t-il, ma charmante princesse, c’est vous que j’ai blessée sous la figure d’une biche blanche ! Que ferai-je pour expier un si grand crime ? Suffira-t-il d’en mourir de douleur à vos yeux ? » Il était tellement affligé, que son déplaisir se voyait peint sur son visage. Désirée en souffrit plus que de sa blessure ; elle l’assura que ce n’était presque rien, et qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer un mal qui lui procurait tant de bien.

La manière dont elle lui parla était si obligeante, qu’il ne put douter de ses bontés. Pour l’éclaircir à son tour de toutes choses, il lui raconta la supercherie que Longue-Épine et sa mère avaient faite, ajoutant qu’il fallait se hâter d’envoyer dire au roi son père le bonheur qu’il avait eu de la trouver, parce qu’il allait faire une terrible guerre, pour tirer raison de l’affront qu’il croyait avoir reçu. Désirée le pria d’écrire par Becafigue ; il voulait lui obéir, lorsqu’un bruit perçant de trompettes, clairons, timbales et tambours, se répandit dans la forêt ; il leur sembla même qu’ils entendaient passer beaucoup de monde proche de la petite maison. Le prince regarda par la fenêtre, il reconnut plusieurs officiers, ses drapeaux et ses guidons ; il leur commanda de s’arrêter et de l’attendre.

Jamais surprise n’a été plus agréable que celle de cette armée ; chacun était persuadé que leur prince allait la conduire, et tirer vengeance du père de Désirée. Le père du prince les menait lui-même, malgré son grand âge. Il venait dans une litière de velours en broderie d’or ; elle était suivie d’un chariot découvert ; Longue-Épine y était avec sa mère. Le prince Guerrier, ayant vu la litière, y courut, et le roi, lui tendant les bras, l’embrassa avec mille témoignages d’un amour paternel. « Et d’où venez-vous, mon cher fils ? s’écria-t-il. Est-il possible que vous m’ayez livré à la douleur que votre absence me cause ? — Seigneur, dit le prince, daignez m’écouter. » Le roi aussitôt descendit de sa litière, et, se retirant dans un lieu écarté, son fils lui apprit l’heureuse rencontre qu’il avait faite, et la fourberie de Longue-Épine.

Le roi, ravi de cette aventure, leva les mains et les yeux au ciel pour lui en rendre grâce. Dans ce moment, il vit paraître la princesse Désirée, plus belle et plus brillante que tous les astres ensemble. Elle montait un superbe cheval qui n’allait que par courbettes ; cent plumes de différentes couleurs paraient sa tête, et les plus gros diamants du monde avaient été mis à son habit. Elle était vêtue en chasseur. Giroflée, qui la suivait, n’était guère moins parée qu’elle. C’étaient là des effets de la protection de Tulipe ; elle avait tout conduit avec soin et avec succès. La jolie maison du bois fut faite en faveur de la princesse, et, sous la figure d’une vieille, elle l’avait régalée pendant plusieurs jours.


Elle montait un superbe cheval… (p. 61)

Dès que le prince reconnut ses troupes et qu’il alla trouver le roi son père, elle entra dans la chambre de Désirée ; elle souffla sur son bras pour guérir sa blessure ; elle lui donna ensuite les riches habits sous lesquels elle parut aux yeux du roi, qui demeura si charmé, qu’il avait bien de la peine à la croire une personne mortelle. Il lui dit tout ce qu’on peut imaginer de plus obligeant dans une semblable occasion, et la conjura de ne point différer à ses sujets le bonheur de l’avoir pour reine : « Car je suis résolu, continua-t-il, de céder mon royaume au prince Guerrier, afin de le rendre plus digne de vous. » Désirée lui répondit avec toute la politesse qu’on devait attendre d’une personne si bien élevée ; puis, jetant les yeux sur les deux prisonnières