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LE NAIN JAUNE

gâteau fait de farine de millet, avec du sucre candi et des œufs de crocodiles : elle pétrit elle-même ce gâteau et le mit dans un petit panier à son bras. Comme elle était lasse d’avoir marché si longtemps, n’y étant point accoutumée, elle se coucha au pied d’un arbre pour prendre quelque repos. Insensiblement elle s’assoupit ; mais, en se réveillant, elle trouva seulement son panier, le gâteau n’y était plus ; et, pour comble de malheur, elle entendit les grands lions venir, qui faisaient beaucoup de bruit, car ils l’avaient sentie.


…En levant les yeux, elle aperçoit sur l’arbre un petit homme… (p. 40)

« Hélas ! que deviendrai-je ? s’écria-t-elle douloureusement ; je serai dévorée. » Elle pleurait, et n’ayant pas la force de faire un pas pour se sauver, elle se tenait contre l’arbre où elle avait dormi ; en même temps elle entendit : « Chet, chet ! hem, hem ! » Elle regarde de tous côtés ; en levant les yeux, elle aperçoit sur l’arbre un petit homme qui n’avait qu’une coudée de haut ; il mangeait des oranges, et lui dit : « Oh ! reine, je vous connais bien, et je sais la crainte où vous êtes que les lions ne vous dévorent ; ce n’est pas sans raison que vous avez peur, car ils en ont dévoré bien d’autres, et pour comble de disgrâce, vous n’avez point de gâteau. — Il faut me résoudre à la mort, dit la reine en soupirant ; hélas ! j’y aurais moins de peine si ma chère fille était mariée ! — Quoi ! vous avez une fille ? s’écria le Nain jaune (on le nommait ainsi à cause de la couleur de son teint et de l’oranger où il demeurait) ; vraiment, je m’en réjouis, car je cherche une femme par terre et par mer ; voyez si vous me la voulez promettre, je vous garantirai des lions, des tigres et des ours. » La reine le regarda, et elle ne fut guère moins effrayée de son horrible petite figure, qu’elle l’était déjà des lions ; elle rêvait et ne lui répondait rien. « Quoi ! vous hésitez, madame ? lui cria-t-il ; il faut que vous n’aimiez guère la vie ! » En même temps la reine aperçut les lions sur le haut d’une colline, qui accouraient à elle ; ils avaient chacun deux têtes, huit pieds, quatre rangs de dents, et leur peau était aussi dure que l’écaille et aussi rouge que du maroquin. À cette vue la pauvre reine, plus tremblante que la colombe quand elle aperçoit un milan, cria de toute sa force : « Monseigneur le Nain, Toute-Belle est à vous ! — Oh ! dit-il d’un air dédaigneux, Toute-Belle est trop belle ; je n’en veux point : gardez-la. — Eh ! monseigneur, continua la reine affligée, ne la refusez pas : c’est la plus charmante princesse de l’univers. — Eh bien, répliqua-t-il, je l’accepte par charité ; mais souvenez-vous du don que vous m’en faites. » Aussitôt l’oranger sur lequel il était s’ouvrit, la reine se jeta dedans à corps perdu ; il se referma, et les lions n’attrapèrent rien.

La reine était si troublée, qu’elle ne voyait pas une porte ménagée dans cet arbre ; enfin elle l’aperçut et l’ouvrit ; elle donnait dans un champ d’orties et de chardons. Il était entouré d’un fossé bourbeux, et un peu plus loin était une maisonnette fort basse, couverte de paille. Le Nain jaune en sortit d’un air enjoué ; il avait des sabots, une jaquette de bure jaune, point de cheveux, de grandes oreilles, et tout l’air d’un petit scélérat.

« Je suis ravi, dit-il à la reine, madame ma belle-mère, que vous voyiez le petit château où votre Toute-Belle vivra avec moi ; elle pourra nourrir, de ses orties et de ses chardons, un âne qui la portera à la promenade ; elle se garantira sous ce rustique toit de l’injure des saisons ; elle boira de cette eau et mangera quelques grenouilles qui s’y nourrissent grassement ; enfin, elle m’aura jour et nuit auprès d’elle, beau, dispos et gaillard comme vous me voyez ; car je serais bien fâché que son ombre l’accompagnât mieux que moi. »

L’infortunée reine, considérant tout d’un coup la déplorable vie que ce nain promettait à sa chère fille, et ne pouvant soutenir une idée si terrible, tomba de sa hauteur sans connaissance et sans avoir eu la force de lui répondre un mot. Mais pendant qu’elle était ainsi, elle fut rapportée dans son lit bien proprement avec les plus belles cornettes de nuit et la fontange du meilleur air qu’elle eût mises de ses jours. La reine s’éveilla, et se souvint de ce qui lui était arrivé ; elle n’en crut rien du tout ; car, se trouvant dans son palais au milieu de ses dames, sa fille à ses côtés, il n’y avait guère d’apparence qu’elle eût été au désert, qu’elle y eût couru de si grands périls, et que le nain l’en eût tirée à des conditions si dures que de lui donner Toute-Belle. Cependant ces cornettes d’une dentelle rare et le ruban l’étonnaient autant que le rêve qu’elle croyait avoir fait, et, dans l’excès de son inquiétude, elle tomba dans une mélancolie si extraordinaire, qu’elle ne pouvait presque plus ni parler, ni manger, ni dormir.

La princesse, qui l’aimait de tout son cœur, s’en inquiéta beaucoup ; elle la supplia plusieurs fois de lui dire ce qu’elle avait, mais la reine cherchant des prétextes, lui répondait, tantôt que c’était l’effet de sa mauvaise santé, et tantôt que quelqu’un de ses voisins la