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et, quoique chrétien dans le fond[1], substitué l’idée républicaine de fraternité aux idées mystiques de charité et d’humilité.

Si Mably est monarchiste, c’est parce que le pouvoir royal « empêche la tyrannie d’une classe ou d’un parti ». Mais, pour lui, l’égalité est le principe constitutif de la société, et il est d’avis que la passion de l’égalité est la seule qui ne puisse pas être outrée. Le souverain, c’est le peuple français. Il croit trouver dans l’histoire la preuve que jadis les Français avaient des Assemblées législatives dont les rois ne faisaient qu’exécuter les volontés. Cette « monarchie républicaine », comme il l’appelle, Charlemagne l’avait réalisée, et cet étrange historien découvre une Assemblée constituante sous Charlemagne[2]. « Les princes, dit-il encore, sont les administrateurs, et non pas les maîtres des nations. » S’il accepte la théorie de la séparation des pouvoirs, ce n’est pas pour les équilibrer, mais pour établir la subordination du pouvoir exécutif au pouvoir législatif. Ce pouvoir exécutif, il veut l’affaiblir, et c’est pourquoi il le divise en plusieurs départements et fait élire tous les magistrats par le peuple. Il ne laisse donc subsister qu’un fantôme de roi, et, sous l’étiquette royale, c’est bien une république qu’il organise, et même il la voudrait communiste[3].

Si Diderot, d’Holbach, Helvétius ne demandaient pas la république, ils avaient déconsidéré et affaibli la royauté, soit, en l’injuriant, soit en sapant le christianisme.

Des écrits de ces philosophes ressort cette idée, qui devient presque populaire, que la nation est au dessus du roi, et n’est-ce pas là une idée républicaine ? Et si les écrivains veulent maintenir la monarchie, ils prennent, je le répète, l’habitude de parler honorablement de la république. Le livre posthume de d’Argenson, Considérations sur le gouvernement, publié en 1765, tend à fortifier la monarchie par une « infusion » d’institutions républicaines, et d’Argenson loue la république, dont il ne veut pas pour la France, en termes si sympathiques qu’on pouvait se méprendre, si bien que ce livre monarchique[4], qui fut fort

  1. Voir mon livre, le Culte de la Raison et le culte de l’Être suprême, p. 252
  2. Cette idée bizarre d’un Charlemagne libéral, constitutionnel, à demi républicain, hanta, à la suite de Mably, les hommes du XVIIIe siècle. Ainsi La Fayette, dans sa Correspondance (éd. belge, août 1788, p. 237), voudrait « que le roi parût comme Charlemagne, au milieu de sa nation volontairement convoquée ». C’est ce Charlemagne libéral que ceux des hommes de 1789 qui participèrent au coup d’État du 18 brumaire crurent retrouver en Napoléon Bonaparte, et les légendes historiques de Mably ne furent pas tout à fait étrangères au succès du césarisme en France.
  3. Pour tout ce qui concerne les théories politiques de Mably, nous renvoyons le lecteur à l’excellent livre où M. W. Guerrier les a résumées (L’Abbé de Mably, moraliste et politique, 1886, in-8). — L’idée de la monarchie républicaine fut aussi exprimée par Cerutti dans cette phrase célèbre de son Mémoire sur le peuple français : « Le monarque est le dictateur perpétuel et héréditaire de la république. »
  4. Les convictions monarchiques de d’Argenson ne se démentirent à aucun moment, même dans les boutades à la Montaigne que l’on trouve dans ses autres écrits posthumes. Ainsi on lit dans ses Mémoires, éd. Jannet, t. V, p. 274 : « Le gouvernement républicain est insoutenable dans sa pureté primitive ; donc il est mauvais…, tandis que la monarchie ira se perfectionnant. »