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le souvenir. Votre sagesse n’a pas oublié que dimanche dernier j’avais entrepris de vous parler de ces deux fils dont l’histoire fait encore le sujet de l’Évangile d’aujourd’hui, et il ne me fut pas possible d’achever mon discours. Mais après cette épreuve, le Seigneur notre Dieu a voulu qu’aujourd’hui nous prenions de nouveau la parole en votre présence. Les plus simples convenances exigent que nous achevions un discours commencé, mais surtout notre cœur est impatient d’acquitter à votre égard la dette de la plus tendre affection. Le Seigneur soutiendra notre humilité, afin que le succès de nos efforts ne soit pas tout à fait au-dessous de votre attente.

2. Cet homme qui a deux fils, c’est Dieu qui a deux peuples : le fils aîné, c’est le peuple juif ; le fils plus jeune, c’est le peuple des Gentils. Le bien reçu des mains du Père, c’est l’esprit, l’intelligence, la mémoire, les aptitudes diverses, en un mot toutes les facultés et toutes les puissances que nous avons reçues de Dieu pour le connaître et pour lui rendre le culte qui lui est dû. Une fois en possession de ce patrimoine, le plus jeune des deux fils s’en alla dans un pays éloigné ; c’est-à-dire qu’il s’égara jusqu’à perdre le souvenir même de son Créateur. Alors il dissipa son bien, se livrant à des excès de toute sorte, dépensant toujours et ne gagnant jamais une obole ; puisant constamment dans sa bourse, et n’y mettant jamais rien ; en d’autres termes, usant toutes les forces de son âme et de son corps dans la débauche, aux fêtes des idoles, cédant sans retenue à toutes ces inclinations perverses que la vérité a qualifiées avec tant de justesse du nom de prostituées.

3. Faut-il s’étonner que la faim ait succédé à cette prodigalité insensée ? La disette donc se fit sentir dans ce pays ; non pas la disette de pain matériel, mais la disette de la vérité immatérielle. Pressé par le besoin, ce jeune homme se bâta d’aller implorer le secours d’un prince de ce pays. Ce prince n’est pas autre que le prince des démons, c’est-à-dire le diable, vers qui se précipitent tous les curieux. Car toute curiosité coupable est une disette de vérité plus redoutable que la perte corporelle. Notre jeune homme donc, poussé loin de Dieu par les appétits malsains de son esprit, se trouva enfin réduit à l’état d’esclave et reçut pour mission de faire paître des pourceaux ; en d’autres termes, il reçut l’office qu’affectionnent de préférence les démons les plus vils et les plus immondes. Car ce n’est pas sans raison que le Seigneur laissa les démons dont il est parlé dans l’Évangile entrer dans un troupeau de pourceaux. Or, il les nourrissait de cosses, et lui-même n’avait pas le droit d’en manger à satiété. Sous le nom de cosses nous devons entendre ici les doctrines du siècle, ces discours qui résonnent agréablement aux oreilles, mais qui ne réparent point les forces épuisées, aliment digne des pourceaux, non pas des hommes, c’est-à-dire aliment qui peut bien plaire aux démons, mais qui ne saurait servir à la justification des fidèles.

4. Enfin il ouvrit un jour les yeux et comprit où il était, ce qu’il avait perdu, qui il avait offensé, aux mains de qui il s’était livré, et il rentra en lui-même : il revient d’abord à lui-même pour revenir ensuite à son père : Peut-être s’était-il dit intérieurement : « Mon cœur m’a abandonné[1] ». C’est pourquoi il fallait qu’il revînt d’abord à lui-même, afin de comprendre par là combien il était loin de son père. Telle est l’exhortation que l’Écriture adresse à certains hommes : « Revenez, prévaricateurs, à votre cœur[2] ». Une fois rentré en lui-même, il contemple l’étendue de sa misère : « J’ai trouvé », dit-il, « la tribulation et la douleur, et j’ai invoqué le nom du Seigneur[3] ». « Combien de mercenaires ont, dans la maison de mon père, du pain en abondance, et moi je meurs ici de faim[4] ! » Comment cette réflexion se serait-elle présentée à son esprit, sinon parce que le nom de Dieu était déjà annoncé et le pain distribué à des hommes qui ne savaient pas le conserver avec soin, mais qui en cherchaient un autre, et dont le Sauveur parle en ces termes : « En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense[5] ». On doit, en effet, considérer comme mercenaires, et non pas comme enfants, ceux que l’Apôtre désigne ainsi : « Que le Christ soit annoncé par intérêt, ou par zèle pour la vérité[6] ». Saint Paul entendait parler en cet endroit de certains hommes qui méritent parfaitement le nom de mercenaires, parce qu’ils cherchent constamment leur intérêt personnel et qu’ils savent recueillir de la prédication même du

  1. Psa. 39, 13
  2. Isa. 46, 8
  3. Psa. 114, 3
  4. Luc. 15, 17
  5. Mat. 6, 5
  6. Phi. 1, 18