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l’un et l’autre ne perdent pas aussitôt même ce qu’ils avaient déjà ? Comme tout bien a sa vraie source en Dieu, ainsi, en dehors de Dieu, on ne peut utilement posséder aucun bien ; aussi l’envie suit-elle toujours de près l’orgueil ; car si on n’a point porté ses affections jusqu’à la source de tout bien, on se tourmente d’autant plus vivement du bonheur d’autrui, qu’on se laisse injustement exalter par le sien propre. Le châtiment, résultat infaillible de l’envie, est donc, de toute justice, infligé à l’enflure du cœur ; il est juste, en effet, que n’ayant point voulu aimer le principe de tout bien, on sèche d’ennui à la vue du bonheur d’autrui ; car, évidemment, on ne souffrirait pas de voir la réussite heureuse du prochain, si l’on possédait par l’amour Celui de qui tout bien procède. Se regarderait-on comme dépouillé de la félicité d’autrui, si on plaçait ses affections là où l’on posséderait avec son propre bien le bien de tous ses semblables ? Certainement non. Autant donc l’orgueil nous élève contre le Créateur, autant la jalousie nous rend inférieurs au prochain ; plus factice est, d’un côté, notre élévation, plus réelle est, de l’autre, notre chute. Néanmoins, la corruption, une fois en marelle, ne peut pas même s’arrêter là. Sitôt, en effet, que l’orgueil a enfanté l’envie, celle-ci donne naissance à la colère ; car il est naturel qu’on prenne en dégoût ce qu’on possède en soi-même, quand on ne peut reconnaître ce qu’on possède en la personne des autres ; aussi perd-on du même coup et ce dont la charité nous assurait la possession en Dieu, et ce que l’orgueil s’efforçait de posséder en dehors de Dieu. L’envie nous fait perdre le prochain, la colère nous dérobe à nous-mêmes. Ayant tout perdu, où la malheureuse conscience irait-elle puiser la joie et le bonheur ? Elle se trouve comme étouffée en elle-même par la tristesse ; elle n’a pas voulu se réjouir charitablement du bien d’autrui ; ses propres maux peuvent-ils aboutir à autre chose qu’à la déchirer ? À la suite de l’orgueil, de l’envie et de la colère, qui ôtent à l’homme tout ce qu’il a, vient immédiatement la tristesse : celle-ci, le trouvant dépouillé, lui donne le fouet pour le mettre dehors, l’avarice succède à la tristesse ; c’est justice, car s’il ne goûte plus les joies célestes, il lui faut chercher au-dehors sa consolation ; puis vient la gourmandise, qui le séduit ; dès lors que l’âme s’adonne aux objets extérieurs, ce vice se trouve en quelque sorte dans son voisinage ; il la tente, et, par l’intermédiaire de l’appétit naturel, il l’entraîne aux excès de la bouche ; enfin, voici la luxure, qui, le trouvant séduit, jette violemment l’homme dans l’esclavage. Quand une fois la crapule a allumé l’incendie dans son corps, le feu de la débauche survient à son tour et désagrège ses forces, en sorte que son esprit ne peut plus faire un pas, faute d’énergie et de fermeté. Voilà donc l’âme honteusement subjuguée et condamnée au plus dur esclavage ; à moins que le Sauveur ne prenne pitié d’elle, c’en est, pour toujours, fini de sa liberté.
3. À l’encontre des sept principaux vices, viennent les sept demandes, par lesquelles nous supplions Celui qui nous a appris à prier, de venir à notre secours ; car il a promis de donner son bon esprit à ceux qui le prieraient. L’orgueil enfle le cœur ; l’envie le dessèche : il se déchire sous l’influence de la colère : la tristesse le broie et le réduit, pour ainsi dire, en poussière ; l’avarice le jette aux quatre vents : il devient humide et se corrompt au contact de la gourmandise ; enfin, la luxure le foule aux pieds et le réduit en boue, en sorte que ce malheureux peut s’écrier : « Je suis plongé dans la vase de l’abîme[1] ». Il est incapable d’en sortir, s’il ne crie vers Dieu pour lui demander son secours, ce secours dont le Prophète a dit : « J’ai attendu, j’ai attendu le Seigneur ; il s’est abaissé vers moi, il a entendu mes cris, il m’a retiré de l’abîme de la misère et du milieu de la fange[2] ». Le Sauveur nous a donc appris à prier, afin que nous sachions qu’il est la source de tout bien.
4. « Que votre nom soit sanctifié ». Cette première demande, que nous adressons à Dieu, est contre l’orgueil ; car, par là, nous le supplions de nous inspirer la crainte et le respect de son nom. L’orgueil nous a rendus rebelles et entêtés à son égard ; nous le conjurons donc de nous accorder l’humilité, qui fera de nous des hommes soumis à ses ordres. Cette demande a pour effet d’obtenir le don de l’esprit de crainte de Dieu : en venant dans notre cœur, cet esprit y allumera la vertu d’humilité, qui, à son tour, fera disparaître la maladie de l’orgueil : alors, l’homme, devenu humble, pourra parvenir au royaume

  1. Psa. 63, 5
  2. Psa. 39, 1-2