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porte ombrage. Ton ennemi caché prétend aussi te dépouiller des avantages que tu as sur lui : tu l’emportes sur ton semblable par le bonheur, qui est ici-bas ton partage : pour le démon, tu lui deviens supérieur par ta charité à l’égard de tes ennemis. De même que l’homme, opposé à toi, s’efforce de t’enlever la félicité temporelle dont tu jouis, de la diminuer, de la détruire ; de même le démon cherche à triompher des avantages que tu as sur lui. Travaille donc à garder toujours dans ton cœur l’amour pour ton ennemi, puisque cet amour te rend victorieux du démon même. Que l’homme te persécute autant qu’il le pourra, qu’il te ravisse par la violence ce qu’il pourra, si tu continues à aimer ton ennemi visible, la victoire sur ton ennemi caché est à toi.
7. Pendant que le Prophète priait, plongé dans le trouble et l’ennui, ses yeux étaient aussi comme troublés par la colère. Garder longtemps de la colère contre son semblable, c’est déjà. le détester. La colère trouble les yeux ; la haine aveugle ; la colère est une paille ; la haine est une poutre. Tu nourris parfois de la haine dans ton cœur, et tu réprimandes celui qui se fâche ; tu détestes le prochain, et celui que tu blâmes n’est qu’irrité contre lui ; tu mérites donc qu’on t’applique ces paroles : « Ote premièrement la poutre qui se trouve dans ton œil ; tu verras ensuite à tirer la paille qui est dans l’œil de ton frère »[1]. Voyez la différence qui existe entre la colère et la haine. Tous les jours des pères de famille s’emportent contre leurs enfants : trouvez-en un seul qui les déteste. Plongé dans le trouble et la tristesse, le Prophète priait et luttait contre les ressentiments que lui inspiraient tous les outrages de ses détracteurs, car il ne voulait, ni les surpasser en méchanceté, ni leur rendre injure pour injure, ni haïr aucun d’eux voilà ce qu’il demandait à Dieu par ses prières et ses larmes : « La voix de mon ennemi, les persécutions des pécheurs m’ont jeté dans le trouble et la tristesse, car ils ont travaillé à faire peser sur moi leur injustice, et, dans leur colère, ils me noircissent. Mon cœur s’est troublé en moi ». Il avait déjà exprimé les mêmes sentiments dans un autre psaume : « La colère a troublé mes yeux[2] ». « Mes yeux se sont troublés » : et qu’est-il arrivé ? « La crainte de la mort s’est abattue sur moi ». La charité est pour nous la vie : si elle est la source de la vie, la haine est le principe de la mort. Quand un homme craint de haïr celui qu’il aimait, il craint la mort, mais une mort plus redoutable, plus intime que celle du corps, la mort de l’âme. Tu tremblais à la vue d’un homme qui te persécutait : quel mal pouvait-il te faire, puisque, pour te rassurer, le Seigneur t’a dit : « Ne craignez point ceux qui ne peuvent vous ôter que la vie du corps[3] ? » Par ses mauvais traitements, il aurait pu faire mourir ton corps, tes sentiments haineux ont tué ton âme ; il aurait privé de la vie le corps de son prochain, tu as fait périr une âme, qui est la tienne : donc, « la crainte de la mort s’est abattue sur moi ».
8. « La crainte et le tremblement m’ont saisi, et je me suis trouvé plongé dans les ténèbres, et j’ai dit[4] » Celui qui déteste son frère est encore dans les ténèbres ; car si la charité est lumière, la haine est ténèbres[5]. Quel langage se tient à lui-même l’homme qui est tombé dans cette faiblesse, et qui se sent troublé dans son exercice ? « Qui est-ce « qui me donnera des ailes comme à la colombe ? Je m’envolerai et je me reposerai ». L’objet de ses désirs, c’était la mort ou la solitude. Tant que je suis en cette vie, dit-il, et qu’on me commande d’aimer mes ennemis, je sens que les outrages, toujours nouveaux, dont ils m’accablent et me noircissent, troublent mes yeux, affaiblissent ma vue, pénètrent jusque dans mon cœur, et donnent la mort à mon âme. Je voudrais m’éloigner dans la crainte d’ajouter à mes péchés de nouvelles fautes, si je continuais à demeurer ici ; mais je suis faible. Je désirerais, du moins, me voir séparé davantage du reste des hommes, afin que mes plaies ne se rouvrent point sous le coup de nouvelles blessures, et que, rendu à la santé, je puisse me livrer encore à mon exercice. Voilà ce qui arrive souvent, mes frères : et, d’ordinaire, le serviteur de Dieu voit surgir en son âme le désir de la solitude : la multitude de ses tribulations et des scandales qui frappent ses regards, en est le seul motif : voilà pourquoi il dit : « Qui est-ce qui me donnera des ailes ? » Des ailes lui manquent-elles, ou plutôt, celles dont il est pourvu sont-elles liées ? S’il en manque, il

  1. Mt. 7,5
  2. Ps. 6,8
  3. Mt. 10,28
  4. Ps. 54,6
  5. Jn. 2,9-11