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« chair et le sang », c’est-à-dire, contre des hommes que nous sommes à même de voir ; « mais contre les principautés et les puissances, contre les princes de ce monde, de ces ténèbres[1] ». À l’entendre s’exprimer de la sorte, et dire : « de ce monde », tu croirais peut-être que le gouvernement du ciel et de la terre appartient au démon, mais ne t’y trompe pas ; aux mots « de ce monde », il a ajouté : de ces ténèbres. Par « le monde », il a entendu : les amis du monde. « Le monde » selon lui, ce sont les impies et les pécheurs : c’est du monde que l’Évangile a dit : « Le monde ne l’a pas connu[2] ». Car si le monde n’a pas connu la lumière parce qu’elle luit dans les ténèbres, et si les ténèbres ne l’ont point comprise, ces ténèbres, qui n’ont point compris la lumière, lorsqu’elle se présentait à eux, voilà ce que l’Ecriture veut nous désigner sous le nom de monde, et les démons sont les princes de ces ténèbres. Au témoignage des saintes Écritures, il est donc certain que jamais aucun de ces princes des ténèbres ne se convertira. Mais ces ténèbres, qu’ils gouvernent, et ceux qui étaient ténèbres, ne deviendront-ils pas lumière ? Nous ne saurions l’affirmer, car l’Apôtre a dit à des hommes entrés dans les rangs des fidèles : « Vous étiez autrefois ténèbres ; mais, maintenant, vous êtes lumière dans le Seigneur[3] ». En vous-mêmes vous étiez ténèbres ; vous êtes lumière dans le Seigneur. Ainsi, mes frères, tant que dure leur méchanceté, les méchants servent à éprouver les bons. Écoutez-moi quelques instants, et comprenez-moi bien. Si tu es bon, tu n’auras pour ennemi qu’un méchant ; mais le Seigneur t’a donné la règle de la douceur que tu dois montrer à. son égard. Il faut que tu imites la bonté de ton Père céleste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et qui fait tomber la pluie sur les justes et sur les pécheurs[4]. Si tu as un ennemi, Dieu lui-même n’en manque pas. Tu as pour ennemi un homme qui a été comme toi créé par Dieu, et Dieu a pour ennemi sa propre créature. En plusieurs endroits de l’Écriture, nous voyons que les méchants et les pécheurs sont ennemis de Dieu : personne, pas même eux, ne lui peut rien reprocher : tous ceux qui se déclarent contre lui sont des ingrats : tout ce qu’ils ont de bien, ils l’ont reçu de lui ; les maux mêmes dont ils souffrent sont un effet de sa miséricorde à leur égard, car, s’il les éprouve, c’est afin de les empêcher de s’enorgueillir ; c’est afin que, devenus humbles, ils reconnaissent la suprême majesté du Très-Haut ; néanmoins, il leur pardonne. Et toi, quel bien as-tu fait ? quel service as-tu rendu à cet ennemi que tu supportes si difficilement ? Le Seigneur l’a comblé de bienfaits : il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants ; il fait tomber la pluie sur les justes-et suries pécheurs ; et toi, qui ne peux ni faire lever le soleil ni faire tomber la pluie, tu ne peux conserver seulement la douceur à l’égard de mon ennemi, afin de posséder ici-bas la paix réservée aux hommes de bonne volonté[5] ? Tu as donc reçu le charitable commandement d’imiter ton Père céleste et d’aimer tes ennemis, car il est dit dans l’Évangile : « Vous aimerez vos ennemis[6] » Mais comment pourrais-tu t’exercer à l’accomplir, si tu n’avais rien à supporter de la part d’aucun ennemi ? Tu le vois donc : les méchants te servent à quelque chose : si Dieu les épargne, puisse son indulgence s’étendre aussi jusqu’à toi ! car si, aujourd’hui, tu es bon, ce n’est peut-être qu’après avoir été méchant. Si, au contraire, il ne les épargnait pas, on ne te verrait pas maintenant occupé à lui rendre grâces. De ce que tu es passé de l’iniquité à la justice, il ne suit nullement que le chemin de l’une à l’autre doive être fermé aux autres.
5. Placé au milieu des méchants, tourmenté par leurs procédés haineux, quelle prière le Prophète adresse-t-il à Dieu ? Que dit-il ? « Je suis affligé dans mon exercice ». Après avoir essayé de porter la charité jusqu’à aimer ses ennemis, il a été accablé de tristesse en se voyant en butte à l’inimitié d’une foule d’adversaires, et, comme assailli par autant de chiens enragés, il a défailli sous le fardeau de la faiblesse humaine. Une tentation affreuse s’est présentée alors à son esprit ; il a senti son âme envahie par une pensée diabolique, celle de prendre en haine ses ennemis. Alors il a lutté contre ce mouvement désordonné de son cœur ; il a voulu porter sa charité jusqu’à la perfection ; et, au milieu de ce combat, au milieu de cette lutte, il est tombé dans le trouble. Il avait déjà dit dans un

  1. Eph. 6,1-2
  2. Jn. 1,10
  3. Eph. 5,8
  4. Mt. 5,45
  5. Lc. 2,14
  6. Id. 6,27-35