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ne jeûnent point[1] » ; il n’est pas étonnant qu’un fils impie soit la figure de ce disciple impie qui trahit son maître. Au point de vue historique, on pourrait dire, il est vrai, que le Christ a fui devant lui, alors qu’il se retira sur la montagne avec les autres, quand le disciple se séparait de lui ; mais au sens spirituel, quand le Fils de Dieu, la force et la sagesse de Dieu, se retira de l’âme de Judas, le démon l’envahit aussitôt, ainsi qu’il est écrit : « Le diable entra dans son cœur[2] » ; on peut dire alors que le Christ s’enfuit de Judas ; non pas que le Christ ait cédé devant le diable, mais bien qu’après la sortie du Christ, le diable prit possession. Cet abandon de la part de Jésus, est appelé une fuite par le Prophète, selon moi, parce qu’il se fit promptement. C’est encore ce que nous indique cette parole du Seigneur : « Fais promptement ce que tu fais[3] ». Il nous arrive aussi de dire en langage ordinaire : Cela me fuit ou m’échappe, quand quelque chose ne revient point à notre pensée, et l’on dit d’un homme très savant que rien ne lui échappe. Ainsi la vérité échappait à l’âme de Judas quand elle cessa de l’éclairer. Absalon, d’après plusieurs interprètes, signifie, en langue latine, Paix de son père. Il paraît sans doute étonnant que, soit Absalon qui, selon l’histoire des rois, fit la guerre à son père, soit Judas, que l’histoire du Nouveau Testament nous désigne comme le traître qui livra le Seigneur, puisse être appelé Paix de son père. Mais un lecteur attentif voit que dans cette guerre, il y avait paix dans le cœur de David, pour ce fils dont il pleura si amèrement le trépas, en s’écriant : « Absalon, mon fils, qui me donnera de mourir pour toi[4] ? » Et quand le récit du Nouveau Testament nous montre cette grande, cette admirable patience du Seigneur, qui tolère Judas comme s’il était bon ; qui n’ignore point ses pensées, et néanmoins l’admet à ce festin où il recommande et donne à ses disciples son corps et son sang sous des figures ; qui, dans l’acte même de la trahison, l’accueille par un baiser, on voit aisément que le Christ ne montrait que la paix au traître, alors que le cœur de celui-ci était en proie à de si criminelles pensées. Absalon est donc appelé Paix de son père, parce que son père avait pour lui des sentiments de paix, dont ce criminel était loin.

2. « Seigneur, combien sont nombreux ceux qui me persécutent[5] ! » Si nombreux, que même parmi mes disciples, il s’en trouve pour grossir la foule de mes ennemis : « Combien se soulèvent contre moi ; combien de voix crient à mon âme : Point de salut pour toi en ton Dieu ![6] » Il est évident que s’ils croyaient à sa résurrection ils ne le mettraient point à mort. De là viennent ces provocations : « S’il est Fils de Dieu, qu’il descende de la croix » ; et : « Il a sauvé les autres, et ne peut se sauver[7] ». Judas lui-même ne l’aurait donc point livré s’il n’eût été du nombre de ceux qui disaient au Christ avec mépris : « Point de salut pour lui, en son Dieu ».

3. « Mais toi, ô Dieu, tu es mon protecteur[8]. » C’est dans son humanité que Jésus parle ainsi à son Père ; car pour protéger l’homme, le Verbe s’est fait chair. « Vous êtes ma gloire ». Il appelle Dieu sa gloire, cet homme auquel s’est uni le Verbe de Dieu, de manière à le faire Dieu avec lui. Belle leçon aux superbes, qui ferment, l’oreille quand on leur dit : « Qu’avez-vous que vous n’ayez reçu ? et si vous avez reçu, pourquoi vous glorifier, comme si vous n’aviez point reçu[9] ? » « C’est vous, Seigneur, qui relevez ma tête ». La tête, selon moi, se dit ici de l’esprit humain, qui est bien la tête de notre âme ; et cette âme s’est tellement unie, et en quelque sorte mélangée par l’Incarnation, à la sublime grandeur du Verbe, que les opprobres de la passion ne l’ont point fait déchoir.

4. « De ma voix j’ai crié vers le Seigneur[10] » : non pas de cette voix corporelle, qui devient sonore par la répercussion de l’air ; mais de cette voix du cœur, que l’homme n’entend point, mais qui s’élève à Dieu comme un cri ; de cette voix de Susanne[11] qui fut exaucée, et avec laquelle Dieu nous a recommandé de prier, dans nos chambres closes, ou plutôt sans bruit, et dans le secret des cœurs[12]. Et que l’on ne dise point qu’il y a moins de supplication dans cette voix, quand notre bouche ne laisse entendre aucune parole sensible : puisque dans la prière silencieuse de notre cœur, une pensée étrangère au sentiment de nos supplications nous empêche de dire : « Ma voix s’est élevée jusqu’au Seigneur ». Cette parole n’est vraie en nous que quand l’âme, s’éloignant, dans l’oraison, et de la chair, et de

  1. Mt. 9,15
  2. Jn. 13,2
  3. Id. 27
  4. 2 Sa. 18,1
  5. Ps. 3,2
  6. Id. 3
  7. Mt. 27,42
  8. Ps. 3,4
  9. 1 Cor. 4,7
  10. Ps. 3,5
  11. Dan. 13,44
  12. Mt. 6,6