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Les sculpteurs gothiques sont aussi réalistes que Michel-Ange ou Donatello ; mais les premiers n’eussent jamais soupçonné que leur œuvre existât en elle-même, indépendamment de la Cathédrale ou de l’hôtel de ville qu’elle était destinée à orner.

Saint Thomas et saint Bonaventure sont d’aussi ardents défenseurs de la vérité chrétienne que Luther ou Calvin ; mais les premiers n’eussent jamais soupçonné que leur pensée individuelle pût prévaloir contre les décisions des conciles.

Indépendance des arts entre eux, indépendance des âmes entre elles, voilà les grands faits nouveaux : le libre exercice des talents, le libre examen des consciences.

Nul doute — où que soit, d’ailleurs, la vérité religieuse ou morale, recherche bien étrangère à notre sujet — que ces deux libertés ne procèdent de l’esprit d’expansion, dont le danger est la dispersion, et ne réagissent contre l’esprit d’unité, dont le danger est l’immobilité.

Mais ce ne sont pas ces faits nouveaux qui ont détruit l’esprit ancien. Ils déterminent seulement la route où l’homme moderne va s’engager. L’esprit ancien était atteint avant qu’ils ne se produisissent, puisqu’il avait déjà perdu le sens des proportions et la sagesse. Dès le XIVe siècle, l’époque pourtant où l’art gothique réalisa ses œuvres les plus parfaites, nous voyons poindre le signe symptomatique de sa ruine certaine : c’est l’excessive importance qu’il accorde au détail, dans l’oubli de l’harmonie de l’ensemble. Nous avons observé, dans la succession des saisons de la Cathédrale, qu’aux simples feuilles du XIIIe siècle le XIVe substitue des rameaux entiers : voilà, sensible, l’exagération du détail, si beau qu’il soit encore. On la retrouverait aussi dans la multiplication des faisceaux de colonnettes, qui elles-mêmes deviennent plus minces et plus nombreuses, ainsi que dans la complication des profils de moulures. Mais c’est surtout la profusion des ornements qui dénonce la décadence. On en ferait l’histoire en faisant celle de la colonne et des diverses parties dont elle se compose ; on y verrait, du XIIe au XVIe siècle les éléments architecturaux s’effacer peu à peu sous les éléments décoratifs : « Au XVe siècle, dit Viollet-le-Duc, les ornements enveloppent la moulure de l’abaque, qui se cache sous cet excès de végétation. »

Il n’y a pas réellement d’écart, on le sent, entre cette culture de la beauté du détail en soi, sans souci de l’unité générale, qu’il rompt, et l’esprit individualiste de la Renaissance. C’est que le besoin, le goût de l’unité a disparu de toutes les âmes, avec le grand sentiment général de la poésie qui fit les Cathédrales, la chevalerie et les croisades. L’Église ne se comprend plus elle-même et rougit de sa