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comparer entre eux ces ouvrages colossaux, disputant, par exemple, si Nevers, dont la reconstruction fut entreprise au cours de la même année 1211 où commencèrent les travaux de Reims, serait achevée avant ou après elle ? Quelle fièvre d’invention, d’émulation ! Et, le jour de la dédicace, quelle universelle joie !

Ce n’était pas le jour de l’achèvement.

« Aucune Cathédrale ne fut achevée comme elle avait été projetée[1]. » Chartres n’eut jamais ses neuf tours. À proprement dire, aucune Cathédrale ne fut jamais achevée.

Mais on n’attendait pas que la construction fût terminée pour la consacrer à Dieu et la livrer au culte. Et tous les fidèles, informés des desseins de l’architecte, — car l’érection de la Cathédrale était, bien sûrement, la grande affaire de la ville, — ne voyaient-ils pas l’édifice tel qu’il devait être un jour ?

Nous ne pouvons nous faire, à notre date, malgré tous les renseignements réunis par la science, que bien vaguement « une idée de ce qu’était la Cathédrale, au XIIIe siècle, un jour de grande cérémonie, lorsque les cloches de ses sept tours étaient en branle, lorsqu’un roi y était reçu par l’évêque et le chapitre, suivant l’usage, aussitôt son arrivée dans une ville…[2] ».

Vieilli avant d’avoir été pleinement réalisé, brutalisé au nom de la philosophie ou de la liberté, travesti sous couleur de restauration, le monument est là, devant l’histoire, comme le témoignage entre tous sublime et misérable du génie, à la fois, et de l’impuissance de l’homme. Des siècles l’ont voulu, médité, espéré, composé, ce monument qui signifiait tant de choses, et ses fondements étaient jetés dans les âmes bien avant que sa pierre angulaire fût taillée. Mais, à peine ce vœu des siècles a-t-il passé du rêve à l’acte, l’esprit humain se détourne de la grande entreprise, s’éprend d’un idéal qui ne lui permet pas de la poursuivre, s’oriente ailleurs et bientôt la reniera. — Le grand, l’unanime élan qui aboutit à l’art religieux du XIIIe siècle, se brise, tourne court, un autre mouvement ne tarde pas à se dessiner, un autre art commence à se formuler. Quel renversement de toutes les anciennes certitudes ! Quels démentis vont échanger le XIIIe et le XVIe siècle ! On ne se rend pas sans étonnement à l’évidence : oui, ce sont deux périodes de l’histoire d’un seul et même peuple. L’art gothique, c’est l’art français ; mais il y a une Renaissance française, et il y aura, aussi, une Révolution française…

La Cathédrale reste à jamais interrompue.

  1. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’Architecture française.
  2. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’Architecture française.