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Ce n’est pas à dire que les épisodes tragiques manquent, dans cette iconographie ; ils y abondent. Le plus grand et le plus tragique de tous prend même plus de place au XIIIe siècle qu’il n’en avait au XIIe ; c’est le Jugement Dernier. Dans l’ordre très médité du programme ornemental, c’est la conclusion de la doctrine et le dénoûment du drame, cette grande scène finale où tout aboutira pour qu’un ordre nouveau, définitif, en procède. Les fidèles la voient d’abord, en entrant à l’église, au-dessus du portail principal, et ce sera, quand ils auront franchi le seuil, comme si le drame de la vie universelle était, en effet, dénoué : ils sont au lendemain du dernier événement, il n’y a plus rien de futur ; l’église prend, de cette disposition, son sens précis de paradis ; mais, pour la même raison, les fidèles, en sortant, en considérant de nouveau cette scène terrible, doivent se dire que la lutte de la vie s’est interrompue, pour eux, un instant seulement dans le sein de Dieu, que le départ n’est pas encore fait entre les justes et les pécheurs.

Le Jugement Dernier a, dans la cathédrale gothique, toute l’importance que la cathédrale romane donnait à la vision apocalyptique de saint Jean. C’est comme l’accomplissement après la prophétie. On croit voir le drame se composer d’abord à Laon, à Chartres, pour se développer à Amiens, à Paris, à Reims, à Poitiers, à Bourges, à Rouen. Il s’anime toujours davantage, les draperies s’agitent, on cherche de plus près les caractères individuels des personnages, on multiplie les plans, on insiste sur les détails ; caractères qui, du reste, ne sont pas spéciaux à la représentation du Jugement : avec les années qui passent on sent venir la Renaissance. Elle est appelée comme le style gothique était appelé au temps de l’art roman, comme le style roman était appelé au temps de la basilique, comme le christianisme lui-même était appelé au temps du paganisme finissant. Elle naîtra de ce désir universel, de ce besoin, bien plutôt que de divers accidents historiques. C’est, à mieux dire, une dérivation logique du génie médiéval par l’exploitation d’une des sources de ce génie, la tradition antique à laquelle il avait toujours gardé une révérence, mêlant aux images de ses saints, sur les bas-reliefs, celles de certains grands hommes de l’antiquité, Aristote entre tous, particulièrement cher aux maîtres de la scolastique.

Il est juste de dire que l’art gothique conclut un grand cycle de la culture humaine. C’est l’aboutissement et la synthèse du moyen âge, avec sa théologie, sa philosophie et sa morale, ses sept arts libéraux, les classes bien tranchées de sa société,