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C’est cet équilibre qui fait le miracle de l’art gothique en son beau temps. C’est la rupture de cet équilibre qui annoncera sa décadence. Elle se produira dans la douleur. Au XVe siècle, la religion chrétienne ne s’exprime plus que par les images de la souffrance et de la mort, et le sujet favori des artistes est la Passion : il semble que le moyen âge finissant se pleure, oubliant sa gloire, prévoyant qu’elle sera oubliée. Il enfante dans cette douleur la pensée et l’art modernes — que toutefois, hâtons-nous de le dire, il influencera longtemps encore, à travers la Renaissance et jusqu’au XVIIIe siècle.

Le sujet favori des artistes du XIIIe siècle est donc l’histoire de la Vierge. Cette histoire est écrite en détail à Chartres et remplit l’immense église des plus admirables œuvres de sculpture monumentale que l’art ait produites depuis la Grèce. Mais Amiens, avec sa porte de la Mère de Dieu, Reims avec sa Vierge de la Visitation, Paris avec les scènes inscrites au tympan de la porte de gauche de sa façade occidentale, toutes les grandes églises de France ajoutent une page à ce poème.

Incontestablement, la femme — sainte, mais la femme — règne sur cette époque. Beatrix et Dante sont les contemporains des Cathédrales d’Amiens, de Bourges, de Rouen, de Saint-Urbain de Troyes, de Poitiers, de Cahors, de vingt autres entre les plus belles, et aussi les plus dévotes à Marie. Une femme est l’éducatrice du roi du siècle, et la chevalerie est encore vivante dans ce royal élève de Blanche de Castille et dans les grands seigneurs qui le suivront en Terre-Sainte. Tous les arts vivent et prospèrent des vertus de la femme idéalisée. Ils périront de ses faiblesses en s’efféminant pour lui plaire. Littéralement, à la période dernière du gothique flamboyant, l’église est une femme folle de ses parures, de ses bijoux et de ses dentelles, et les poésies du même instant abondent en témoignages sur les goûts frivoles qui dépravent alors l’esprit féminin ; à la fin du XIIIe siècle déjà, la mode est à la pâleur, les élégantes raillent les joues pleines et roses des paysannes, la maigreur est une beauté et l’on voudrait passer pour diaphane.

L’idéal de la beauté virile elle-même subit l’influence de la suprématie féminine. On sent trop souvent qu’au regard des artistes l’homme le plus beau est celui que les femmes trouveront tel. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, cette observation se vérifie sans cesse. Pensez au fameux Beau Dieu d’Amiens, moins beau, du reste, qu’il n’est fameux ; pensez au saint Théodore, figure sublime, mais surtout adorable pour sa noblesse et sa finesse, du guerrier chrétien, du chevalier parfait, et à cent autres statues où manifestement la force, pour se faire excuser,