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leur danse. Ce qui surtout m’étonnait et me ravissait, c’était de retrouver dans cet art d’Extrême-Orient, inconnu de moi jusqu’alors, les principes mêmes de l’art antique. Devant des fragments de sculpture très anciens, si anciens qu’on ne saurait leur assigner une date, la pensée recule en tâtonnant à des milliers d’années vers les origines : et tout à coup la nature vivante apparaît, et c’est comme si ces vieilles pierres venaient de se ranimer ! Tout ce que j’admirais dans les marbres antiques, ces Cambodgiennes me le donnaient, en y ajoutant l’inconnu et la souplesse de l’Extrême-Orient. Quel enchantement de constater l’humanité si fidèle à elle-même à travers l’espace et le temps ! Mais à cette constance il y a une condition essentielle : le sentiment traditionnel et religieux. J’ai toujours confondu l’art religieux et l’art : quand la religion se perd, l’art est perdu aussi ; tous les chefs-d’œuvre grecs, romains, tous les nôtres, sont religieux. — En effet, ces danses sont religieuses parce qu’elles sont artistiques ; leur rhythme est un rite, et c’est la pureté du rite qui leur assure la pureté du rhythme. C’est parce que Sisowath et sa fille Samphondry, directrice du corps de ballet royal, prennent un soin jaloux de conserver à ces danses la plus rigoureuse orthodoxie, qu’elles sont restées belles. La même pensée avait donc sauvegardé l’art à Athènes, à Chartres, au Cambodge, partout, variant seulement par la formule du dogme ; encore ces variations elles-mêmes s’atténuaient-elles, grâce à la parenté de la forme et des gestes humains sous toutes les latitudes.


Comme j’avais reconnu la beauté antique dans les danses du Cambodge, peu de temps après mon séjour à Marseille, je reconnus la beauté cambodgienne à Chartres, dans cette attitude du grand Ange, laquelle n’est pas, en effet, très éloignée d’une attitude de danse. L’analogie entre toutes les belles expressions humaines de tous les temps justifie et exalte, chez l’artiste, sa profonde croyance en l’unité de la nature. Les différentes religions, d’accord sur ce point, étaient comme les gardiennes des grandes mimiques harmonieuses, par lesquelles la nature humaine exprime ses joies, ses angoisses, ses certitudes. L’Extrême-Occident et l’Extrême-Orient, dans leurs productions supérieures, qui sont celles où l’artiste exprima l’homme en ce qu’il a d’essentiel, devaient ici se rapprocher.