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vous avec Dieu. Tout y est ménagé pour que cet entretien soit libre, profond, intime, et rien n’y a aucun autre but. C’est cet entretien que rhythme l’espace régulièrement compté entre les piliers : ils déconseillent les pas désordonnés et les pensées précipitées. À cette seule condition d’une prudence, d’une déférence — que recommandent expressément les figures des Vertus taillées en bas-reliefs aux murs du monument — l’entretien est familier, familial. On pourrait donc définir justement la Cathédrale un vaste amas d’ombre assurée où le peuple se sent en sécurité sous la garde de Dieu, qui le défend du donjon où règne un autre maître avec lequel on ne parle point à égalité, et de la route pleine des dangers auxquels l’homme consent, le jour, ou dont il est victime, la nuit. Aussi, même quand il faut qu’il la quitte, l’homme ne s’écarte d’elle que le moins possible. Elle est la protectrice et la régulatrice de la ville entière, le centre de la sécurité et de l’activité. Les petites maisons où dorment les travailleurs s’unissent, s’accotent à elle étroitement, — avec modestie, car elle reste la grande, et ses couleurs rayonnent d’elle sur tous ces humbles toits, comme son ombre, qui tourne selon l’heure et n’en aura au bout du jour oublié de visiter aucun, comme la plume de la poule se propage dans le duvet plus tendre des poussins, — mais avec jalousie et comme si elles craignaient que leur mère les laissât orphelines : en effet, la Cathédrale s’envolera.

C’est pourquoi, dans le temps de leur vie réelle et avant l’intervention d’esthètes municipaux qui n’avaient plus le sens des choses, les monuments les plus amples, qui par leurs dimensions mêmes semblaient provoquer les plus lointains reculs et les plus larges regards, ne les obtinrent jamais : captifs par destination de toutes ces existences anonymes qui tenaient d’eux leur âme collective. Ils ne possédaient en propre que leur élévation au-dessus de toutes ces prières, de tous ces labeurs, de tous ces sommeils ; encore cette élévation même se justifiait-elle par le souci des intérêts humains, constituant un phare : la lumière de sa flèche, la vibration de ses cloches, rassurait, avertissait les voyageurs, dans le soleil et dans les ténèbres.

Il était inévitable que, rayonnant du point de vue mystique au point de vue social, cette expression centrale, cette grande image de la vie spirituelle renouvelât toutes les relations des hommes.

On ne peut s’étonner que les populations les plus désireuses d’échapper au joug féodal, c’est-à-dire les plus vivantes, les plus conscientes, aient montré le plus d’empressement à construire des Cathédrales.