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visible ; il n’y manque rien d’essentiel. Ses dix mille personnages peints ou sculptés font un ensemble unique en Europe… Amiens est une cathédrale messianique, prophétique. Les prophètes de la façade, jetés en avant des contreforts comme des sentinelles, observent l’avenir. Tout, dans cette œuvre grave, parle de l’avènement prochain d’un Sauveur… Notre-Dame-de-Paris est l’église de la Vierge[1]. Quatre portails sur dix lui sont consacrés. Elle occupe le milieu de deux des grandes roses peintes. Elle est le centre des choses… La cathédrale de Laon est érudite. Elle semble mettre au premier rang la science. Elle cache les vérités du Nouveau Testament sous les symboles de l’Ancien. On sent que des docteurs fameux ont vécu à son ombre. Elle a elle-même la figure sévère d’un docteur… Reims est la cathédrale nationale. Les autres sont catholiques, c’est-à-dire universelles, elle seule est française. Le baptême de Clovis emplit le haut du pignon. Les rois de France sont peints sur les vitraux de la nef… Bourges célèbre les vertus des saints. Ses vitraux illustrent la Légende dorée… Le portail de Lyon raconte les merveilles de la création… Sens laisse entrevoir l’immensité du monde et la variété de l’œuvre de Dieu… Rouen ressemble à un riche livre d’Heures, où Dieu, la Vierge et les saints occupent le milieu des pages, pendant que la fantaisie se joue dans les marges[2]. »

En vérité, ne dirait-on pas la composition de quelque symphonie énorme, savamment ordonnée pour l’esprit et pour les yeux de quelque surhumain spectateur ? Mais ne s’adaptait-elle pas, par un procédé de succession, aux proportions humaines grâce aux déplacements corporatifs des fidèles qui, compagnonnant de ville en ville selon les exigences du métier ou pour faire leur tour de France, pèlerinaient, par la même occasion, de Cathédrale en Cathédrale ? L’image totale de l’immense Cathédrale unique, synthèse de toutes, pouvait ainsi se reconstituer dans leur mémoire. Et ne serait-ce pas en prévision de ces visites, faites périodiquement par les mêmes personnes aux diverses églises, que les auteurs de ces édifices les ont ainsi variés et les uns par les autres complétés ? On allait de la sorte, plus ou moins délibérément, à l’unité morale du pays. — Ceci, toutefois, ne serait vrai que pour les églises du style gothique, dont l’identité architectonique générale invitait les artistes à les diversifier par le choix d’un thème nouveau

  1. Sur ce point les opinions varient ; d’autres voient à Chartres l’église entre toutes de la Vierge, et Notre-Dame de Paris leur parait spécialement désignée pour la méditation de la mort.
  2. Émile Mâle, L’Art religieux au XIIIe siècle en France, Conclusion, passim.